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Louis les regarda jouer un moment, car le spectacle était joli et qu’il n’en connaissait pas les règles. Clément lançait les osselets, les récupérait sur le dos de sa main, relançait, rassemblait, un à un puis deux à deux, trois à trois, les argentés dans le creux de la main, le rouge sur le dessus, et Marthe comptait les figures. Clément, habile et rapide, riait presque. Il rata le quatre à quatre et les osselets roulèrent au sol. Il se pencha et les ramassa. Louis tressaillit. L’éclair des couleurs métalliques, bordeaux et argent, le cliquetis des osselets dans la main. Il se figea, observant la main de Clément qui avait repris la partie. Ses doigts prenaient et lâchaient, entrecroisant leurs traînées un peu grasses sur le bois ciré.

— Tête de mort, annonça Clément en montrant les astragales dans sa main. Marthe, je le fais, le coup de la chance ? Par-devers moi ? Je le fais ?

Clément tordait ses lèvres.

— Mais vas-y, encouragea Marthe. Un peu de cran, mon bonhomme.

— C’est quoi, le coup de la chance ? demanda Louis d’une voix tendue.

Marc entra à cet instant, au moment où Mathias, ponctuel, émergeait de sa cave. Louis leur demanda silence d’un geste impératif.

— Le coup de la chance, expliqua Clément, c’est…

Il s’interrompit et s’appuya sur l’aile du nez.

— C’est celui dont il sauve l’homme toujours, reprit-il. Petit a, le bateau qui ne coule plus, petit b, la vache qui donne du lait et, petit c, le feu qui s’éteint.

— Le coup de bol, quoi, résuma Marthe.

— Il nettoie les dangers, dit Clément en hochant gravement la tête, et il donne cent points.

— Et si tu le rates ? demanda Marthe.

Clément fit le geste de se couper la tête.

— Tu perds tout t’es mort, dit-il.

— Et comment ça se joue ? demanda Louis.

— De laquelle façon, dit Clément.

Il posa l’osselet rouge au milieu de la table, secoua les quatre argentés dans sa main et les lança sur le bois.

— Raté. J’ai droit à cinq lançages. Desquels chacun doivent se tourner de la sorte… de laquelle…

Clément fronça les sourcils.

— Les osselets doivent se placer sur leurs quatre faces différentes ? proposa Marc.

Clément acquiesça avec un sourire.

— C’est un vieux coup, dit Marc. Les Romains imprimaient les quatre faces de l’astragale aux flancs des navires, avant leur premier voyage. Ça protégeait des naufrages.

Clément, qui n’écoutait plus, relança.

— Raté, dit Marthe.

Louis se leva doucement, saisit Marc par le poignet et l’entraîna hors du réfectoire. Il grimpa quelques marches de l’escalier sombre et s’arrêta.

— Marc, bon Dieu, les osselets ! Tu as vu ?

Marc le regarda dans l’obscurité, perplexe.

— Le coup de la chance ? Oui, c’est vieux comme l’antique.

— Marc, nom d’un chien, ce n’était pas un bâton de rouge ! C’était un jeu d’osselets ! Argent et bordeaux, métallique… Le tueur jouait aux osselets ! Les traînées de doigts, Marc ! Les traînées par terre ! Il jouait ! Il jouait !

— Je ne te suis pas, chuchota Marc.

— Ce qu’a décrit le trouillard pâtissier ! C’était un jeu d’osselets que le tueur ramassait en vitesse !

— Ça, j’ai bien compris. Mais pourquoi tiens-tu absolument à ce que le tueur se fasse une petite partie d’osselets sur le tapis ?

— À cause de la mouche, Marc, toujours la mouche ! Les dés, les osselets, les réussites à haute dose, c’est des trucs de cinglé ! Il jouait pour chercher un signe du destin, pour sanctifier le meurtre, pour se mettre les dieux dans la poche, pour se porter chance…

— Le coup de la chance… murmura Marc, « celui dont il sauve l’homme toujours »… Alors… tu crois que… Clément… ?

— Je ne sais pas, Marc. Tu as vu comme il est doué ? Ce type joue depuis des années. Il excelle, comme dirait Vandoos.

Un cri de joie leur parvint du réfectoire.

— Tiens, dit Louis, il vient de le faire. Surtout, ne dis rien, ne montre rien, ne l’inquiète pas.

Lucien ouvrit la porte d’entrée avec fracas.

— Ta gueule, dit Marc préventivement.

— Qu’est-ce que vous foutez dans le noir ? demanda Lucien.

Marc l’entraîna à part et Louis regagna le réfectoire.

— On y va, dit-il à Mathias.

Clément, le front en sueur, souriant, passait les osselets à Marthe.

38

Julie Lacaize rentrait chez elle, au 5, rue de la Comète, Paris 7e.

Elle posa en soufflant ses trois sacs à provisions dans la petite cuisine, ôta ses chaussures et se laissa tomber sur son canapé. Fatiguée par ses huit heures de saisie informatique, elle resta allongée un long moment, songeant à la meilleure manière de fuir les déjeuners d’entreprise du vendredi. Puis, elle ferma les yeux. Demain, samedi, ne rien faire. Dimanche matin, idem. L’après-midi, idem ou bien emmener Robin au Guignol. Les marionnettes amusent les enfants et les gens d’esprit.

Vers huit heures, elle glissa un plat dans le four, appela longuement sa mère, et brancha son répondeur, Vers huit heures et demie, elle ouvrit la fenêtre qui donnait sur la petite cour, au rez-de-chaussée, pour chasser la fumée du plat qui venait de brûler. Vers neuf heures moins le quart, elle avalait son dîner en tâchant d’en isoler la croûte carbonisée, installée devant la rediffusion des 55 jours de Pékin, calée dans son fauteuil, dos à la fenêtre ouverte. L’air frais faisait du bien mais la lumière attirait de gros cousins qui s’agrippaient stupidement dans ses cheveux.

39

Marc, Lucien et Mathias se séparèrent au métro et partirent chacun vers leur destination. Ce soir, Louis accompagnait Mathias vers la rue du Soleil. Pris de doute, ils avaient réexaminé la veille le poème et le plan de Paris, à la demande de Marc, mais ils s’étaient confortés dans leur verdict. Ce serait rue de la Lune, rue du Soleil, ou, à l’extrême rigueur, rue du Soleil d’or. Lucien penchait toujours pour la rue de la Lune, si l’on voulait bien admettre que la lune puisse être perçue comme le soleil de la nuit, donc comme le Soleil noir, puisqu’elle l’éclairait. Louis lui donnait raison mais Marc était dubitatif. La lune, objectait-il, ne brille que par lueur projetée, elle n’est qu’une planète morte, elle est l’antithèse d’un soleil. Lucien balayait l’argument. La lune éclaire, un point c’est tout. Il n’y avait pas meilleur candidat qu’elle au rôle de Soleil noir.

Durant tout son trajet en métro, Marc lisait le poème affiché au fond du wagon, une petite variation sur les épis de blé où il ne trouva nulle annonce du destin pour son usage personnel. Il remâchait avec déplaisir l’hypothèse de Louis et des osselets de métal. Il y avait toutes les chances pour que l’Allemand fût dans le vrai et Marc en était désolé. Car alors, tout convergeait vers Clément. Sa passion du jeu, son habitude — peu répandue — des osselets, les cinq astragales qu’il trimballait dans son bagage, son talent à les manipuler, et puis son esprit crédule, superstitieux sûrement, sans compter les charges qui l’accablaient et que chacun feignait d’ignorer depuis dix jours.