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Marc changea de ligne, en traînant les pieds. Il s’était attaché à l’imbécile et il était navré. Et qui pouvait certifier, dans le fond, qu’il était tellement imbécile ? Et qu’est-ce que ça voulait dire au juste, « imbécile » ? À sa manière, Clément n’était pas dénué d’esprit de finesse. Et de bien d’autres choses. Il était musicien. Il était habile. Il était attentif. Il avait en moins de deux jours saisi tout l’art du recollage des silex, et ce n’était pas de la rigolade. Mais il n’avait jamais entendu le poème, Lucien l’avait assuré. Et si Clément avait été assez rusé pour berner Lucien ?

Marc monta dans la rame et resta debout, la main agrippée au poteau de survie, celui où trois mille mains de voyageurs s’accrochent chaque jour pour ne pas se casser la gueule. Marc s’était toujours demandé pourquoi les wagons ne possédaient pas plus de deux poteaux. Mais non, ce serait trop simple.

Deux poteaux.

Deux joueurs d’osselets.

Clément, et un autre. Et pourquoi pas ? Clément n’était pas seul au monde, bon sang. Il y avait peut-être même des milliers de joueurs d’osselets dans Paris.

Non, certainement pas des milliers. C’était un jeu rare et démodé. Mais Marc n’avait pas besoin de milliers de joueurs, il en voulait deux, juste deux. Clément, et un autre.

Marc fronça les sourcils. Le Sécateur ? Le Sécateur pouvait-il jouer aux osselets ? Ils n’en avaient pas vu dans sa sacoche, ni dans sa cabane, mais ça prouvait quoi ? Et ce vieux salaud de Clairmont ?

Marc secoua la tête. En quel honneur ces deux types auraient-ils joué aux osselets ? Ça ne tenait pas debout.

Bien sûr, ça tenait debout. Ils avaient tout de même tous habité ensemble, nom d’un chien, à l’époque de l’Institut de Nevers… Et un jeu, ça s’apprend, ça se répand, ça se partage… Quoi de plus probable que les deux jardiniers et le vieux Clairmont en train de rouler les osselets sur une table, le soir, chez l’un, chez l’autre ? Clément leur aurait appris, tout simplement. Et lui…

Et lui…

Marc s’immobilisa, la main serrée sur le poteau de survie.

Il sortit du métro un peu hagard, et rejoignit d’un pas vacillant la ruelle du Soleil d’or.

Et lui, Clément…

Marc prit son poste à l’angle de la ruelle, calé sur un réverbère. Pendant plus d’une heure, il surveilla les passants en aveugle, tournant autour du réverbère, s’adossant pour quelques minutes, puis reprenant sa ronde, allant et venant dans un rayon de cinq mètres. Ses pensées étaient bouchonnées comme des poings, et il s’efforçait de les repasser comme les jupes de Mme Toussaint.

Parce que enfin, il fallait bien que Clément…

À neuf heures, Marc abandonna son réverbère, fit brusquement demi-tour et se mit à courir dans l’avenue de Vaugirard, guettant le va-et-vient des voitures. Il repéra un taxi libre et se rua vers lui en agitant le bras. Et pour une fois, son bras se révéla efficace. La voiture s’arrêta.

40

Moins d’un quart d’heure plus tard, Marc s’éjecta du taxi. L’obscurité n’était pas encore tombée et il chercha anxieusement une planque. Il n’y avait qu’un kiosque à journaux fermé, il faudrait s’en débrouiller. Il s’y appuya, un peu haletant, et commença l’attente. S’il devait faire ça chaque soir, il lui faudrait trouver un refuge moins hasardeux. La voiture de Louis, par exemple. Il souhaitait ardemment pouvoir appeler Louis, mais l’Allemand était à Belleville, posté rue du Soleil, injoignable. Appeler L’Âne rouge, et prévenir le parrain ? Mais si Clément se tirait pendant ce temps-là ? Et comment prendre le risque de lâcher sa planque, serait-ce quelques minutes ? Il n’y avait aucune cabine téléphonique en vue, et d’ailleurs, il n’avait pas de carte. Déplorable préparation des troupes, aurait dit Lucien. De la chair à canon, une vraie boucherie.

Marc frissonna et s’arracha la peau des doigts avec ses dents, le long des ongles.

Quand l’homme sortit de chez lui, trois quarts d’heure plus tard, à la nuit, Marc cessa brusquement de paniquer. Le suivre tout doucement. Ne pas le lâcher, ne pas le perdre, surtout. Peut-être n’allait-il qu’au bistrot du coin, mais ne pas le perdre, par pitié. Ne pas se faire repérer, rester loin. Marc lui emboîta le pas, laissant des passants entre eux deux, marchant tête baissée et yeux levés. L’homme passa devant une brasserie sans y entrer puis devant la station de métro sans y descendre. Il avançait sans se presser, mais avec on ne sait quoi de tendu, de voûté dans le dos. Il avait revêtu une sorte de pantalon de travail, et balançait un vieux cartable en cuir au bout du bras. Il dépassa une file de taxis sans s’y arrêter. Visiblement, on partait à pied. Alors, on n’allait pas très loin. Et donc, ni rue de la Lune, ni rue du Soleil ou du Soleil d’or. On allait ailleurs. L’homme ne se promenait pas au hasard, il allait droit devant lui, sans hésiter. Une seule fois pourtant, il s’arrêta pour consulter brièvement un plan, et poursuivit sa marche. Où qu’on aille, on s’y rendait donc sans doute pour la première fois. Marc serra ses poings dans ses poches. Cela faisait presque dix minutes qu’ils marchaient l’un derrière l’autre, d’un pas trop déterminé pour une simple flânerie.

Marc commença à regretter sérieusement de n’avoir emporté aucune sorte d’outil offensif. Dans le fond de sa poche, il n’y avait qu’une gomme, que ses doigts tournaient et retournaient. Il n’allait certes pas aller bien loin avec une gomme, si c’était bien ce qu’il redoutait, et s’il fallait intervenir. Il se mit à inspecter les trottoirs, dans l’espoir d’y trouver ne serait-ce qu’une pierre. Espoir vain, rien n’étant plus rare à Paris que les pierres errantes, ou même les modestes cailloux, de ceux que Marc recherchait pour les pousser de la pointe du pied au long de ses parcours. En tournant dans la rue Saint-Dominique, il découvrit, à moins de quinze mètres de lui, une magnifique benne à gravats, avec, peinte en blanc sur son flanc vert, l’irrésistible mention Fouilles interdites. D’ordinaire, il y avait toujours trois ou quatre gars juchés au sommet, à la recherche fiévreuse de vieux bouquins à revendre, de fils de cuivre, de matelas, de vêtements. Ce soir, il n’y avait pas preneur. Marc jeta un coup d’œil à l’homme qui le précédait et se hissa d’un rétablissement dans la benne. Il écarta en hâte des blocs de plâtre, des pieds de chaise et des rouleaux de moquette et tomba sur une formidable mine de rebuts de plomberie. Il empoigna un court et solide tuyau de plomb et sauta au sol. L’homme était encore en vue, de justesse, traversant l’esplanade des Invalides. Marc courut sur une trentaine de mètres et freina l’allure.

La balade dura cinq minutes encore, puis l’homme ralentit, baissa la tête, et tourna à gauche. Marc ne connaissait pas ce quartier. Il leva les yeux vers la plaque de rue et porta son poing à ses lèvres. L’homme venait de s’engager dans la petite rue de la Comète… Nom de Dieu, une comète… Comment avaient-ils pu passer à côté quand ils avaient étudié le plan de Paris ? Du travail bâclé. Ils n’avaient pas dépouillé les quatre mille noms de rues de la capitale. Ils s’étaient contentés, en picorant, de chercher une lune, de chercher un soleil, un astre. Une recherche de dilettante. Et personne n’avait pensé à une comète, une boule filante de glace et de poussière, une apparition lumineuse, un soleil noir… Et pour faire bonne mesure, la petite rue était à un jet de pierre du carrefour de la Tour-Maubourg. La Tour abolie, la Comète… une évidence qui aurait crevé les yeux de n’importe quelle mouche commune.