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Marc sut alors avec certitude qu’il était en train de talonner le tueur aux ciseaux, sans arme, sans aide, avec un stupide tuyau de plomb. Son cœur s’accéléra, et ses genoux fléchirent. Il eut la claire sensation qu’il ne ferait pas les derniers mètres.

Julie Lacaize sursauta quand on sonna chez elle à dix heures cinq. Bon sang, elle n’aimait pas qu’on l’interrompe au milieu d’un film.

Elle se dirigea vers la porte et regarda à travers l’œilleton. Il faisait nuit, elle ne distinguait rien. Depuis la courette, une voix d’homme ferme et tranquille lui exposa une affaire technique d’émanation de gaz, à la hauteur de l’immeuble, au niveau de la section 47, il procédait à des vérifications d’urgence dans tous les appartements.

Julie ouvrit sans hésiter. Les pompiers et les employés du gaz sont créatures sacrées, présidant aux destinées chancelantes des tuyauteries souterraines, conduits occultes, cheminées de feu et volcans de la capitale.

L’homme, l’expression soucieuse, demanda à inspecter la cuisine, que Julie lui indiqua tout en refermant la porte.

Deux bras s’abattirent en étau sur son cou. Incapable de crier, Julie fut tirée en arrière. Ses mains s’accrochèrent au bras de l’homme, dans un mouvement de désespoir convulsif et vain. À la télévision, le fracas des balles des Boxers emplissait la pièce.

Marc appuya brutalement l’extrémité du tuyau de plomb sur la colonne vertébrale du tueur.

— Lâche-la, Merlin, nom de Dieu ! hurla-t-il, ou je te troue les reins !

Marc avait gueulé d’autant plus fort, lui sembla-t-il, qu’il se sentait inapte à trouer les reins, la tête ou le ventre de quiconque. Merlin lâcha la fille et se retourna d’un bloc, sa tête de crapaud convulsée de rage. Marc se sentit agrippé à la nuque et aux cheveux et il projeta violemment sa barre de plomb sous le menton du tueur. Merlin porta ses mains à sa bouche avec un gémissement, et tomba sur les genoux. Hésitant à frapper à la tête, Marc attendait son sursaut, en criant à la fille d’appeler les flics. Merlin s’accrocha au fauteuil pour se redresser et Marc, visant le cou, s’élança vers lui, le tuyau tendu à deux mains. Merlin bascula sur le dos, Marc pressa la barre de plomb sur sa gorge. Il entendit la jeune femme donner son adresse aux flics d’une voix perçante.

— Ses pieds ! De la corde ! cria Marc, arc-bouté sur le gros homme. Il comprimait le cou du crapaud mais la barre de plomb tremblait sous ses mains. L’homme était puissant et donnait de sérieuses secousses. Marc se sentait désespérément léger. S’il lâchait sa prise, Merlin aurait aisément le dessus.

Julie n’avait pas de corde, et se débattait inutilement autour des jambes de l’homme avec du scotch de déménageur. Marc entendit les flics débarquer par la fenêtre ouverte moins de quatre minutes plus tard.

41

Assis sur le canapé les bras ballants, les jambes douloureuses, Marc regardait les flics s’occuper de Paul Merlin. Il avait demandé qu’on avertît aussitôt Loisel, et qu’on passe chercher Louis Kehlweiler, actuellement posté rue du Soleil. Julie, assise à côté de lui, semblait, sans être allante, être en bien meilleure forme que lui. Il lui réclama trois aspirines ou n’importe quel truc qui lui tomberait sous la main pour calmer la migraine atroce qui lui démontait l’œil gauche. Julie lui glissa le verre d’eau dans la main et lui passa un à un les cachets, si bien qu’un des flics arrivé tardivement crut que Marc avait été l’agressé.

Quand sa migraine leva un peu sa tenaille, Marc regarda Merlin qui, encadré de deux flics, remuait ses lèvres de batracien de manière incohérente et mécanique. Une mouche dans le casque, à n’en pas douter, une monstrueuse mouche aussi effarante que celle qu’il avait dessinée à Nevers. Ce spectacle conforta Marc dans sa terreur des crapauds, encore qu’il sût confusément que cela n’avait rien à voir. Julie était jolie au possible. Elle se mordait les lèvres, le regard malin, les joues violettes d’émotion. Elle n’avait pas pris d’aspirine ou quoi que ce soit, et Marc était franchement épaté.

On attendait Loisel.

Il arriva avec trois de ses hommes en escorte, bientôt suivi de Louis qu’une voiture de flic était passée chercher. Louis se précipita vers Marc, qui, un peu froissé, lui fit signe que ce n’était pas lui, la victime, mais la jeune femme assise à ses côtés. Loisel emmena Julie dans la pièce voisine.

— Tu as vu où on est ? dit Marc.

— Rue de la Comète. On est des vrais cons.

— Et tu as vu qui c’est ?

Louis regarda Merlin et hocha la tête avec gravité.

— Comment es-tu arrivé jusqu’ici ?

— Avec tes osselets. Je te raconterai ça plus tard.

— Raconte maintenant.

Marc soupira, se frotta les yeux.

— J’ai remonté le chemin des osselets, dit-il. Clément joue. Qui lui a appris à jouer ? Voilà la bonne question. Ce n’est pas Marthe, elle n’y connaît rien. À l’Institut, il y avait un gars qui jouait avec lui, à la bataille, aux dés, à des « trucs simples »…

Marc leva les yeux vers Louis.

— Tu te souviens que Merlin te l’a raconté ? Clément jouait avec Paul Merlin. Et Paul Merlin jouait aux osselets, c’était certain. Dans son bureau, il se coinçait des pièces de monnaie entre les doigts, tu te rappelles cette manie ? Puis il les rassemblait dans le creux de sa grosse patte, et il les recoinçait. Comme ça, comme ça, dit Marc en appuyant sur les jointures de ses doigts. J’ai foncé chez Merlin, et je l’ai attendu.

Les flics emmenaient Merlin, et Marc se leva. Personne n’avait songé à éteindre la télévision et Charlton Heston bataillait durement sur les murailles du fort. Marc ramassa le tuyau de plomb qui était resté par terre.

— Tu étais venu avec ça ? demanda Louis un peu effaré.

— Oui. Une sacrée bonne arme.

— Cette merde en plomb ?

— Ce n’est pas une merde, c’est la canne-épée de mon arrière-grand-père.

42

La matinée était déjà chaude et Marc s’était installé dans le jardin arrière de la maison, assis en tailleur sur la vieille planche réservée à cet usage, à l’ombre de l’ailante, le seul arbre digne de ce nom de l’essart. Il faisait tourner une petite cuiller dans un bol de café, en essayant d’aller le plus vite possible sans rien répandre à côté. Le vieux poste de radio constellé de taches de peinture blanche grésillait à ses pieds. Toutes les demi-heures, Marc réglait la fréquence pour attraper les dernières informations. La nouvelle de l’arrestation du tueur aux ciseaux avait déjà fait le tour des ondes. La jeune femme aux yeux malins s’appelait Julie Lacaize et Marc fut bien content de l’apprendre. Elle lui plaisait, et il se demandait à présent s’il n’avait pas commis une grosse erreur stratégique en geignant après une aspirine, après une telle action d’éclat. Aux infos de dix heures, on avait parlé de lui et on l’avait qualifié de « courageux professeur d’histoire ». Marc avait souri en arrachant quelques herbes à ses pieds et remplacé la formule par « Inconscient du danger, un homme de ménage hystérique se rue sur un amphibien ». À quoi ça tient. La gloire est pavée d’ignorance, aurait dit Lucien.

Louis avait appelé Pouchet dès la première heure, puis avait rejoint le commissariat de Loisel où se déroulait l’interrogatoire de Paul Merlin. Il téléphonait régulièrement à L’Âne rouge, où Vandoosler le Vieux faisait la courroie de transmission. Loisel, en contact avec les flics de Nevers et les familles des victimes, croisait les informations pour acculer Merlin.