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— Ce doit être d’avoir parlé avec Clément, ça m’a mis le cerveau à l’envers. Tout est mélangé dans sa tête, il y a pas de file d’attente, alors ça se bouscule dans toutes les directions.

Marthe fouilla dans son énorme sac en faux cuir rouge, sortit un petit cigare en marmonnant et l’alluma consciencieusement en plissant les yeux.

— Je récapitule, dit-elle en soufflant brutalement la fumée. Il y a plus de vingt ans de ça, je travaillais à Maubert-Mutualité. Je t’ai déjà raconté, j’avais toute la place Maubert pour moi seule, on peut bien dire que j’étais au faîte de ma carrière.

— Je sais tout cela, Marthe.

— N’empêche, au faîte. Toute la place et le début de la rue Monge, pas l’ombre d’une qui aurait osé m’en chiper un rectangle. Les clients, je pouvais me permettre d’en refuser comme ça me chantait. La vraie reine, quoi. Quand il faisait trop froid, je travaillais à domicile, mais aux beaux jours, je prenais mon trottoir, parce que la vraie clientèle, c’est là qu’elle se fabrique, c’est pas au téléphone. J’aurais voulu que tu voies dans quoi j’habitais à l’époque…

— Oui, Marthe. Mais avance.

— J’y arrive, ne me bouscule pas. Je tiens mon fil, je le suis. Et mon fil, c’est un trottoir. Parce que sur mon trottoir, il y avait aussi un petit garçon, un tout petit garçon, gros comme mon doigt, dit Marthe en levant son auriculaire sous le nez de Louis. À partir de quatre heures et demie, il était là, tout seul. Son fumier de père habitait dans une piaule dans le coin, et le petit, eh bien il attendait qu’on se souvienne de lui, parfois des heures, qu’on lui ouvre la porte, que le père revienne des champs de courses où il travaillait. Un drôle de boulot si tu veux mon avis.

Louis sourit. Marthe, parfois, devenait inexplicablement rigoriste, comme si elle avait travaillé toute sa vie comme dame d’église.

— En attendant, le petit Clément restait là, jusqu’au soir, ou jusqu’à la nuit, qu’on vienne le prendre. Il avait huit ans, mais son fumier de père voulait pas lui passer de clefs, rapport aux sous qu’il enfermait chez lui. Il n’avait pas confiance dans le garçon, c’est ce qu’il disait, et que son fils était un crétin et un malfaisant, c’est ce qu’il disait aussi, si on peut appeler ça dire quelque chose. Parce qu’à mon idée, des saletés pareilles, ça s’appelle pas des mots.

Marthe tira violemment sur son petit cigare et secoua la tête.

— Un sac à merde, voilà ce que c’était le père, dit-elle à voix forte.

— Baisse un peu le ton, dit Louis. Mais continue.

Marthe brandit à nouveau son auriculaire devant les yeux de Louis.

— Comme ça je te dis qu’il était, le gosse. Alors forcément, ce petit bonhomme, ça fendait le cœur. Au début on causait, lui et moi, comme ça. Il était farouche, un vrai petit rat. Je ne sais pas si une autre que moi en aurait tiré trois mots. Et puis de fil en aiguille, on est devenus copains. Je lui apportais un goûter, parce que ce gosse-là, je sais pas quand il mangeait, à part la cantine. Bref, quand ça a été l’automne, le petit attendait tout pareil, dans le noir, dans le froid, sous la flotte, crois-moi si tu veux. Un soir, j’ai emmené le gosse chez moi. C’est comme ça que ça a commencé.

— Qu’est-ce qui a commencé ?

— Ben l’éducation, Ludwig. Il savait pas lire, Clément, à peine écrire son nom. Il savait rien faire, de toute façon, tout juste dire oui et non avec sa tête et aligner des conneries. Pour ça il était champion. Pour le reste, il ne comprenait rien à rien, et au début, il ne savait que pleurer en se mettant en boule sur mes genoux. Ça me ferait chialer rien que d’y repenser.

Marthe secoua la tête et tira un peu crânement sur son cigare, en tremblant des lèvres.

— On va boire un petit coup, dit vivement Louis en se levant.

Il sortit deux verres, déboucha une bouteille de vin, vida le cendrier, alluma une lampe supplémentaire, et demanda à Marthe de les servir. Bouger lui fit du bien.

— Active ton histoire, ma vieille. Il est presque trois heures du matin.

— D’accord, Ludwig. Je me suis occupée du petit environ cinq ans. J’arrêtais le boulot à quatre heures et demie et je me chargeais de lui jusqu’au soir, la lecture, l’écriture, les récitations, la toilette, le dîner, enfin l’éducation, quoi. Au début, je me souviens, je lui apprenais seulement à lever la tête pour regarder les gens. Et puis à dire des phrases qui lui faisaient envie. Je te garantis qu’il a fallu de la patience. Après un an et demi, il lisait et il écrivait. Pas très bien mais il y arrivait. Souvent, il restait là pour dormir, et son père ne s’en apercevait même pas. Le dimanche, il restait toute la journée. Et je peux te dire une chose, Ludwig, c’est que Clément et moi, on s’aimait comme une mère.

— Et après, Marthe ?

— Après il avait treize ans, et un soir, il n’est pas venu. Je l’ai jamais revu. J’ai su que son fumier de père avait quitté Paris sans crier gare. Voilà comment ça s’est fini. Et tout d’un coup, ajouta Marthe après un silence, cet après-midi, il est là devant moi, et on le cherche pour les meurtres. Alors moi, je l’ai lavé, je l’ai mis sous l’édredon, et il dort. Tu comprends l’histoire, maintenant ?

Louis se leva et marcha dans la pièce, une main passée dans les cheveux. Il connaissait la vieille Marthe depuis des années, et elle n’avait jamais parlé de ce gars.

— Tu ne m’en as jamais parlé, de ce fiston.

— Pour quoi faire ? Je ne savais plus où il était.

— Eh bien tu le sais, maintenant. Et moi, j’aimerais savoir ce que tu comptes faire avec un meurtrier dans ton lit.

Marthe posa brutalement son verre.

— Ce que je compte faire, c’est que personne ne s’approchera de lui, et personne ne lui fera du mal, tu comprends ? Il n’y a pas à sortir de là.

Louis fouilla sur son bureau et retrouva le journal du matin. Il le plia à la page six et le posa d’un geste un peu sec sur la table, devant les yeux de Marthe.

— T’oublies des trucs, Marthe.

Le regard de Marthe se posa sur le titre, examina les visages des deux femmes mortes. Le tueur fait une seconde victime à Paris.

— Allez, dit Louis, relis. Des femmes étranglées avec un bas, achevées à la main, décorées d’une dizaine de coups de ciseaux dans le torse, ou de tournevis, ou de burin, ou de…

— Tu ne comprends pas, dit Marthe en haussant les épaules. Ce n’est pas Clément qui a fait ces saletés. Où tu vas dénicher des idées pareilles ? Rappelle-toi que je lui ai donné cinq ans d’éducation à ce gosse. Ce n’est pas rien. Et tu crois qu’il serait revenu chez sa Marthe s’il avait fait ça ?

— Je me demande, Marthe, si tu as une bonne intelligence de ce qui peut se passer dans la tête d’un assassin.

— Toi oui ?

— Plus que toi.

— Et Clément, tu le connais mieux que moi, aussi ?

— Et qu’est-ce qu’il dit, Clément ?

— Qu’il connaissait ces deux femmes, qu’il les a surveillées, qu’il leur a porté des plantes en pot. C’est bien le type qu’ils décrivent dans le journal. Il n’y a pas de doute là-dessus.

— Mais ces deux femmes, il ne les a pas touchées, bien entendu ?

— C’est vrai, Ludwig.

— Et pourquoi les surveillait-il ?

— Il ne sait pas.

— Non ?

— Non, il dit que c’était un boulot qu’on lui avait demandé.

— Qui ?

— Il ne sait pas.

— C’est un crétin ou quoi, ce type ?

Marthe resta quelques secondes silencieuse, les lèvres serrées.