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— Justement oui, Ludwig, dit-elle en s’agitant, c’est là qu’est le truc. Il n’est pas très… enfin… pas très éveillé.

Marthe avala un coup de vin et poussa un soupir. Louis regarda les tasses de thé auxquelles ils n’avaient touché ni l’un ni l’autre. Il se leva lentement et les déposa dans l’évier.

— Alors, dit-il en rinçant les tasses, s’il n’a rien fait, pourquoi se planque-t-il sous tes couvertures ?

— Parce que Clément pense qu’il est idiot, que les flics lui tomberont dessus dès qu’il sortira, et qu’il sera incapable de sortir du piège.

— Et toi, tu crois tout ?

— Oui.

— Il n’y a pas d’espoir que tu nuances ?

Marthe tira sur son cigare sans répondre.

— Il fait quelle taille, ton espèce de fiston ?

— Moyen. Un mètre soixante-quinze à peu près.

— Large ?

— Penses-tu ! dit Marthe en levant l’auriculaire.

— Attends-moi vers midi demain et ne le laisse pas filer.

Marthe sourit.

— Non, ma vieille, dit Louis en secouant la tête, ne te fais pas d’illusions. Je n’ai pas ta foi dans ce type, loin de là. Je trouve toute l’affaire chaotique, dramatique, et un peu grotesque. En outre, je n’ai aucune idée de ce qu’on pourrait faire. Moi, en ce moment, c’est les boîtes à chaussures et rien d’autre. Je te l’ai dit.

— Ce n’est pas incompatible.

— Tu tiens vraiment à rentrer chez toi ?

— Évidemment.

— Si demain je te retrouve étouffée, becquetée de coups de ciseaux, tu en prends la responsabilité ?

— Je ne crains rien. Il ne s’en prend pas aux vieilles.

— Tu vois, murmura Louis, que tu n’es pas si sûre de lui.

7

Louis Kehlweiler n’eut pas la volonté de se lever à dix heures comme il l’avait prévu. Il voulait passer voir Marc Vandoosler avant d’aller chez Marthe, et il allait être en retard. Il imaginait Marthe en train de l’attendre crispée sur son tabouret de cuisine, couvant du regard une espèce de bête meurtrière imbécile. Toute la France recherchait ce type, et Marthe ne trouvait rien de plus malin que de le planquer au nid comme s’il s’agissait d’un bibelot. Louis râla tout seul et se reversa une tasse de café. Tenter d’arracher ce type aux pattes protectrices de la vieille Marthe n’allait pas être une partie de plaisir. Une partie sûrement longue, où il faudrait apporter mille preuves de ses crimes, jusqu’à ce que Marthe en soit aveuglée. Et encore, il n’était même pas sûr qu’elle accepte alors de le lâcher.

Bien sûr, prévenir les flics réglerait tout. Dans dix minutes ils seraient chez Marthe, ils emmèneraient le gars et on n’en parlerait plus.

Ce serait une traîtrise abominable et Marthe en claquerait sur le coup. Non, pas question évidemment d’alerter le moindre flic. Surtout qu’ils boucleraient Marthe avec. Louis poussa un soupir d’exaspération. Il se retrouvait en impasse, à protéger un assassin, à risquer des vies, sans compter celle de Marthe qui pouvait y passer à tout moment, si l’idée l’en prenait, à ce type.

Il passa plusieurs fois la main dans ses cheveux, un peu tendu. La rencontre n’allait pas être facile autour de ce Clément, entre Marthe qui ne voyait en lui que le petit garçon désarmé qu’elle avait tant aimé, et lui qui y voyait un homme à l’enfance déchiquetée, lancé sur l’atroce voie des tueurs de femmes. Marthe n’y voyait que tendresse et lui qu’épouvante. Il faudrait pourtant bien trouver un moyen de lui arracher doucement ce monstrueux enfant.

Louis termina de s’habiller en pensant à tous les types qui avaient tenté d’enlever un ourson à sa mère et qui en étaient morts, même un ourson moche comme tout. Il fouilla dans son tiroir de cuisine, y prit un couteau à cran d’arrêt qu’il fourra dans sa poche. Il n’y avait que Marthe pour ne pas redouter des tueurs à ciseaux.

Il frappa à la porte de la baraque de Marc Vandoosler, rue Chasle, vers midi. Dans le quartier, on l’appelait communément la baraque pourrie[2], en dépit des améliorations apportées par Marc et par les deux types qu’il avait recrutés pour l’habiter avec lui. Il semblait n’y avoir personne, pas même le parrain, Vandoosler le Vieux, qui habitait les combles et qui passait la tête par son vasistas dès qu’il entendait approcher. Louis n’y était venu que deux fois et il leva les yeux pour en examiner la façade. Fenêtres bouclées au troisième étage, c’est-à-dire, s’il se rappelait bien, l’étage occupé par Lucien Devernois, l’historien contemporanéiste perpétuellement engouffré dans l’étude des boyaux de la Première Guerre mondiale. Personne non plus au second, où logeait le médiéviste Marc Vandoosler, et personne en dessous, l’étage du préhistorien Mathias Delamarre. Louis secoua la tête en parcourant du regard l’extérieur délabré de cette haute baraque où les trois chercheurs du temps s’étaient soigneusement empilés dans l’ordre chronologique. À défaut de structure sociale et de perspective professionnelle, Marc Vandoosler avait décrété vital de maintenir au moins l’ordre du Temps dans le bon sens. Ils se superposaient ainsi tous trois, pris entre le rez-de-chaussée collectif, qui avait vocation de foutoir originel, et les combles où logeait Vandoosler le Vieux, un ex-flic à la carrière assez confuse, qui se préoccupait essentiellement de son propre temps et de la meilleure manière de l’occuper. Et tout compte fait, constatait Louis, cette espèce de conglomérat de personnalités mal conciliables, hâtivement conçu deux années plus tôt pour parer à la débâcle économique, tenait la route mieux qu’on eût pu l’espérer.

Louis poussa la vieille grille qui n’était jamais fermée et traversa une sorte de petit jardin en friche qui entourait la baraque. À travers les carreaux, il examina la grande pièce du rez-de-chaussée, que Marc appelait le réfectoire. Tout était vide, et la porte d’entrée bouclée.

— Salut l’Allemand. Tu cherches les évangélistes ?

Kehlweiler se retourna et salua Vandoosler le Vieux qui arrivait en souriant, tirant d’une main un chariot plein de bouffe. Vandoosler avait pris l’habitude d’appeler ses cohabitants Saint Marc, Saint Matthieu et Saint Luc, ou encore « les évangélistes », pour aller plus vite, et tout le monde avait dû s’y faire, vu que le Vieux, de toute façon, ne voulait pas en démordre.

— Salut, Vandoosler.

— Ça fait longtemps qu’on ne t’a pas vu, dit Vandoosler le Vieux en cherchant ses clefs. Tu déjeunes ? Je fais du poulet à midi et du gratin pour ce soir.

— Non, je dois filer vite. Je cherche Marc.

— T’es sur quelque chose ? On raconte que t’as dételé.

Décidément, pensa Louis irrité, pas moyen de s’intéresser aux boîtes à chaussures sans que ça fasse le tour de Paris et que tout le monde s’en mêle. Il y avait de la réprobation dans la voix du vieux flic.

— Écoute, Vandoosler, fais pas le flic, tu veux ? Tu es bien placé pour savoir qu’on ne peut pas se vautrer dans le crime la vie entière.

— Tu ne te vautrais pas, tu enquêtais.

— C’est la même chose.

— C’est possible, dit le Vieux en poussant la porte. Tu fais quoi à la place ?

— Je pense à ranger mes chaussures, dit Louis sèchement.

— Ah oui ? C’est moins vaste comme domaine.

— C’est très certainement moins vaste. Et après ? Tu t’occupes bien de faire du gratin, toi.

— Mais sais-tu au moins pourquoi je fais du gratin ? dit Vandoosler le Vieux en le regardant fixement. Tu balayes le sujet d’un coup de main, sans savoir, sans prêter attention, sans même te demander : « Pourquoi Armand Vandoosler fait-il du gratin ? »

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2

Cf. du même auteur, Debout les morts (éd. Viviane Hamy, coll. Chemins Nocturnes, 1995 ; éd. J'ai lu n° 5482).