— Je m’en fous de ton foutu gratin, dit Louis un peu excédé. Je cherche Marc.
— Je fais le gratin, continua Armand Vandoosler en ouvrant la porte du réfectoire, parce que j’excelle dans la confection du gratin. Je suis donc acculé par mon talent, que dis-je, mon génie, à gratiner. Et toi, l’Allemand, tu aurais dû rester sur tes enquêtes, chargé de mission ou pas chargé de mission.
— Nul n’est tenu d’accomplir ce qu’il sait faire.
— Je n’ai pas parlé de ce qu’on sait faire, mais de ce qu’on excelle à faire.
— C’est bien au deuxième ? demanda Louis en se dirigeant vers l’escalier. Ça n’a pas changé, leurs histoires de chronologie de l’escalier ? Magma au rez-de-chaussée, Préhistoire au premier étage, Moyen Âge au second et Grande Guerre au troisième ?
— C’est cela. Et moi dans les combles.
— Tu symbolises quoi, là-haut ?
— La décadence, dit Vandoosler en souriant.
— C’est vrai, murmura Louis, j’avais oublié.
Louis entra dans la chambre de Marc et ouvrit la porte de l’armoire.
— Pourquoi es-tu sur mes talons ? demanda-t-il à Vandoosler qui le regardait faire.
— Ça me plaît de savoir pourquoi tu viens fouiller dans les affaires de mon neveu.
— Il est où ton neveu ? Je ne l’ai pas vu depuis des semaines.
— Il travaille.
— Ah bon ? dit Louis en se retournant. Il fait quoi ?
— Il t’expliquera.
Louis choisit deux tee-shirts, un pantalon noir, un pull, une veste et un sweat-shirt. Il étala le tout sur le lit, examina l’effet d’ensemble, ajouta une ceinture à boucle d’argent et hocha la tête.
— Ça ira, murmura-t-il. C’est un bon échantillon de la préciosité immature de Marc. Tu as une valise ?
— En bas, dans le magma, dit Vandoosler le Vieux en montrant le plancher.
Louis choisit une vieille valise, rangée dans l’arrière-cuisine, y plia proprement les habits et salua le Vieux. Il croisa Marc Vandoosler dans la rue.
— Je préfère ça, dit Louis. Je suis en train d’embarquer tes affaires.
Il cala la valise sur son genou, et l’ouvrit.
— Tu vois, dit-il. Tu peux faire l’inventaire si tu veux. Je te les rends dès que possible.
— Qu’est-ce que tu fous avec mes fringues ? dit Marc plutôt contrarié. Et où tu vas ? Tu viens boire ?
— Pas le temps. J’ai un rendez-vous désagréable. Tu veux venir voir où vont tes fringues ?
— C’est intéressant ? Parce qu’il paraît que tu as dételé.
Louis soupira.
— Oui, dit-il. Oui, j’ai dételé.
— Tu t’occupes de quoi ?
— De boîtes pour ranger les chaussures.
— Ah bon ? dit Marc sincèrement étonné. Et tu vas ranger mes habits ?
— Tes habits, c’est pour habiller une brute qui a massacré deux femmes, dit durement Louis.
— Deux femmes ? Tu veux parler de qui ? Du type aux ciseaux ?
— Oui, du type aux ciseaux, dit Louis en refermant la vieille valise. Et après ? Ça te gêne que je lui passe tes fringues ?
— Tu m’emmerdes, Louis ! Je ne t’ai pas vu depuis des semaines, tu me piques ma meilleure veste pour emmitoufler un meurtrier et ensuite tu m’engueules !
— Ta gueule, Marc ! Tu ne veux pas que toute la rue t’entende, non ?
— Je m’en fous. Je ne comprends rien. Je rentre, j’ai du repassage à faire en urgence. Pique mes fringues si ça t’amuse.
Louis l’attrapa par l’épaule.
— Ça ne m’amuse pas, Marc. On n’a pas le choix et cette histoire me donne le vertige. On n’a pas le choix, je te dis. Faut qu’on planque ce type, qu’on le protège, qu’on l’habille, qu’on le coiffe, qu’on le lave.
— Comme une poupée ?
— Tu ne crois pas si bien dire.
Il était presque une heure. La chaleur montait.
— Tu n’es pas clair, dit Marc en baissant le ton.
— Je sais. Il semble que ce type sème la confusion dans tous les esprits qu’il approche.
— Qui ? Lui ?
— Lui, la poupée.
— Pourquoi dois-tu t’occuper de cette poupée ? continua Marc calmement. Je croyais que tu avais dételé.
Louis posa la valise d’habits sur le trottoir, mit lentement ses mains dans ses poches et regarda le sol.
— Ce type, scanda-t-il à voix lente, ce type aux ciseaux, ce tueur de femmes, c’est la poupée de la vieille Marthe. Si tu ne me crois pas, viens. Viens avec moi, mon vieux. Il est venu se mettre sous son édredon.
— Le gros rouge ?
— De quoi tu parles ?
— De l’édredon.
— On s’en fout, Marc. Ce qui compte, c’est que c’est là qu’il habite. On dirait que tu fais exprès de ne rien comprendre ! ajouta Louis en élevant à nouveau la voix.
— Ce que je ne comprends pas, dit Marc sèchement, c’est pourquoi ce type est la poupée de Marthe, merde !
— Tu as quelle heure ?
Louis n’avait jamais de montre, il se débrouillait avec la sensation du temps.
— Une heure moins dix.
— On sera en retard, mais viens au café, je vais t’expliquer pourquoi Marthe a une poupée. Moi-même, je ne le sais que depuis cette nuit. Et je t’assure qu’il n’y a pas de quoi rigoler.
8
Louis et Marc, silencieux, marchèrent jusqu’à la Bastille. De temps à autre, Marc lui prenait la valise, parce que Louis boitait un peu, à cause d’un genou bousillé dans un incendie, et qu’il fatiguait avec cette chaleur et cette valise. Marc aurait volontiers pris le métro, mais Louis n’avait jamais l’air de se souvenir que cela existait dans la ville. Il aimait circuler à pied, à la rigueur en bus, et comme c’était un homme assez emmerdant quand on le contrariait, Marc laissait faire.
Vers deux heures, Louis s’arrêta devant la porte du petit logement de Marthe, dans une courte impasse pas loin de la Bastille. Il regarda Marc, le visage crispé, les yeux très verts, très fixes. Un peu raide et inquiétant, il faisait, comme disait Marthe, sa tête d’Allemand. Ce que Marc appelait, quant à lui, sa tête de Goth du bas Danube.
— Tu hésites ? demanda Marc.
— Je crois qu’on fait une connerie, dit Louis à voix basse, s’appuyant sur le battant de la porte. On aurait dû prévenir les flics.
— On ne peut pas, chuchota Marc à son tour.
— À cause ?
— À cause de la poupée, dit Marc toujours chuchotant. Tu as très bien expliqué ça tout à l’heure au café. Pour les flics, c’est l’assassin, mais pour Marthe, c’est son garçon.
— Et pour nous, c’est le merdier.
— C’est cela. Maintenant, sonne, on ne va pas suer des heures devant cette porte.
Marthe ouvrit prudemment et dévisagea Louis avec la même expression butée que la veille. Pour la première fois de sa vie, elle ne faisait qu’à moitié confiance à Louis.
— Ce n’est pas la peine de faire ta tête d’Allemand, dit-elle avec un mouvement des épaules. Tu vois bien qu’il ne m’a pas bouffée. Entre.
Elle les précéda dans la petite pièce et vint s’asseoir sur le lit, à côté d’un garçon maigre qui tenait sa tête baissée, et dont elle tapota la main.
— C’est l’homme dont je t’ai parlé, lui dit-elle doucement. Il est avec un ami.
L’homme lui jeta un regard voilé et Louis eut un choc. Tout ou presque était déplaisant dans ce visage : la forme longue, les contours mous, le front haut, la peau blanche, un peu marbrée, les lèvres fines. Même les oreilles, dont le bord n’était pas enroulé, étaient désagréables à regarder. Les yeux amélioraient un peu le tout, grands, noirs, mais totalement inexpressifs, et les cheveux, clairs, abondants et bouclés. Louis était fasciné de voir Marthe caresser sans retenue la tête de ce type plutôt répulsif.