— Les incongruités seraient dues au transfert de choses sans importance ?
T.J. sourit et me regarda.
— Tout juste. L’air que les historiens inhalent ou… la suie qui se dépose sur eux.
— Il serait donc sans objet de les réexpédier vers leur point d’origine ?
— Il est probable que le continuum interdirait leur retour. Cependant, cela ne s’applique qu’à ce que je viens de citer. Tout le reste a sur le milieu une influence plus ou moins prononcée.
Même s’il s’agit d’un essuie-plume, pensai-je en calant ma tête contre la paroi. J’en avais acheté un en forme de citrouille, à l’occasion de la kermesse d’automne au profit du programme de récupération, et je l’avais oublié dans ma poche. Quand j’avais voulu revenir, la porte avait refusé de s’ouvrir. Je me demandai en sommeillant pourquoi elle s’était déverrouillée lorsque la nymphe avait rapporté un châle.
— Et les êtres vivants ? s’enquit M. Dunworthy.
— Seulement des bactéries inoffensives. Ce qui vit a nécessairement un plus grand impact sur le continuum que le reste, et je ne vous parle pas des humains et des conséquences de leurs actes. Et, naturellement, rien qui pourrait avoir une influence sur le présent et l’avenir. Ni virus, ni microbes.
— Quelle est la seconde théorie de Fujisaki ?
— Qu’il existe des incongruités véritables contre lesquelles le continuum dispose d’une protection naturelle.
— Le décalage.
T.J. hocha la tête.
— Il interdit à tout voyageur de se matérialiser là où il y a un danger potentiel. Pour Fujisaki, son importance est toutefois limitée et l’incongruité se produit quand il ne peut être assez grand pour empêcher le parachronisme.
— Que se passe-t-il, alors ?
— En théorie, le cours de l’histoire en serait altéré. L’Univers pourrait même en être détruit. Mais nous avons pris des mesures préventives. Les transmetteurs actuels verrouillent la porte temporelle dès que les paramètres atteignent certaines limites. Fujisaki ajoute que si une incongruité apparaissait malgré tout, ce qui est impossible, d’autres protections prendraient la relève et nous en verrions la manifestation sous forme d’une…
Il lut :
— Augmentation radicale des décalages dans les secteurs environnants, ainsi que de nombreuses coïncidences…
M. Dunworthy se tourna vers moi.
— En avez-vous remarqué, à Coventry ?
— Non.
— Et lors des ventes de charité ?
— Non plus.
Et je le regrettais. J’aurais tant aimé voir la potiche de l’évêque sur un éventaire entre le jeu de massacre et la roue de la loterie.
— Quoi d’autre ? demanda M. Dunworthy à T.J.
— Un décalage accru dans les zones périphériques.
— Un secteur de quelle importance ?
— Inférieur à un demi-siècle. Mais c’est une simple hypothèse.
— Est-ce tout ?
— Si c’était vraiment grave, les portes refuseraient de s’ouvrir. Fujisaki estime que tout cela est statistiquement improbable, et que si le continuum n’était pas d’une stabilité à toute épreuve l’univers aurait déjà été détruit.
— S’il se produisait une incongruité sans accroissement radical du décalage, devrait-on en déduire que ses effets ont été compensés ?
— Certainement.
— Parfait. Excellent travail, enseigne Klepperman.
M. Dunworthy alla vers le séraphin qui martyrisait son clavier.
— Warder, dressez-moi la liste de tous les sauts à destination des années 1880 à 1890, avec leurs caractéristiques.
— Désolée, je procède à une récupération.
— L’historien peut attendre. Lewis, vous allez chercher les décalages inhabituels.
Ce fut en tout cas ce que je crus entendre, car la sirène annonçait la fin de l’alerte malgré les crépitements réguliers des tirs de la DCA.
— Et les sauts avortés.
— Bien monsieur.
T.J. nous laissa.
— Il ne lui manque qu’un canotier, déclara M. Dunworthy.
J’avais un pantalon de flanelle blanche et un gilet, mais aucun couvre-chef. Or, les victoriens ne sortaient-ils pas chapeautés ? Si, ils portaient des machins cylindriques ou tout rond. Comment les appelait-on déjà ? Ça commençait par un « M ».
Le séraphin se penchait vers moi, ce qui m’apprit que je m’étais rassis. Elle m’obligea à me lever pour essayer un blazer à rayures marron.
— Enfilez votre bras. Non, l’autre.
Je regardai mes poignets.
— Les manches sont trop courtes.
— Quel est votre nom ?
— C’est à moi que vous parlez ? m’enquis-je.
Car je me demandais en quoi mon nom pouvait modifier la longueur d’un vêtement.
— Oui, à vous !
Elle l’échangea contre un rouge et blanc.
— Ned Henry.
Cette fois, elles couvraient mes mains.
— Parfait. Je n’aurai pas à vous trouver un pseudonyme plus couleur locale.
Elle m’en proposa un bleu et blanc et tira sur les manches.
— Ça ira. Évitez de plonger dans la Tamise.
Elle cala un canotier sur ma tête puis retourna vers son clavier en grommelant :
— Je n’arrive pas à croire que Badri ne soit pas encore revenu. Je dois m’occuper de ce type, l’habiller, calculer les coordonnées… pendant qu’un historien attend depuis trois quarts d’heure que je le récupère. Sans oublier que les jeunes filles ne sortaient jamais sans un chaperon, généralement une vieille tante ou une cousine, et qu’elles n’étaient pas autorisées à rester seules avec un homme avant leur mariage… Ned, prêtez-moi attention !
— Je suis tout ouïe. Elles étaient toujours accompagnées d’un chaperon.
— Je maintiens que ce n’est pas une bonne idée, déclara Finch.
— Nous n’avons personne d’autre sous la main, insista M. Dunworthy. Ned, écoutez-moi bien. Voilà ce que vous allez faire. Vous arriverez le 7 juin 1888 à dix heures du matin. Le fleuve sera sur la gauche de la fourchette à dessert, utilisée pour les gâteaux et les poudings, alors que pour les salades…
Salades. Noyades. Naïades. C’était le nom que je cherchais. Hylas et les Naïades ! Cet Hylas allait bien tranquillement remplir son broc quand elles l’agrippaient et l’entraînaient dans les profondeurs, en l’entortillant dans leurs cheveux.
— Après l’avoir ramené, vous prendrez quinze jours de vacances. Vous pourrez canoter sur la Tamise ou vous reposer sur la droite de l’assiette à dessert, avec la lame orientée vers l’intérieur.
Il me tapota l’épaule.
— C’est bien compris ?
— Quoi ?
Mais un bourdonnement couvrit les tirs de la DCA et il reporta son attention sur le transmetteur.
— C’est quoi, ça ? demanda-t-il au séraphin.
— Mon rendez-vous. Je ne pouvais pas le laisser poireauter jusqu’à la fin des temps. Je m’occuperai de vous sitôt après.
— Parfait. Je compte sur vous, Ned.
Les voiles touchèrent le sol et se plissèrent. Le vrombissement grimpa dans les aigus et se changea en fin d’alerte. De la condensation fit miroiter l’air et Carruthers se matérialisa. Il s’avança, impatient de nous rejoindre.
— Restez tranquille, lui ordonna le séraphin en pianotant toujours. Vous devez attendre que le filet remonte.
Il s’immobilisa à mi-hauteur et Carruthers dut se pencher pour passer dessous.
— Quoi ? Attendre ? Ça fait deux heures que j’attends ! Qu’est-ce que vous fichiez ?