Je saisis la sacoche, la bourriche, la valise, le sac américain et celui en toile, les cartons et mon canotier que j’avais une fois de plus perdu. Je descendis le tout au bas du talus avant que la colonne de fumée noire ne fût sortie du bois.
Ne restait que le panier d’osier posé sur le rail opposé. Toujours dopé à l’adrénaline, je pus bondir, le ramasser et faire un roulé-boulé sur la pente à l’instant où le convoi passait avec fracas.
Non, je n’étais pas totalement remis. Je m’accordai le temps d’assimiler ce fait et de recouvrer une respiration normale.
Je finis par m’asseoir. La butte était haute et je l’avais dévalée sur une distance importante avant d’être arrêté par une touffe d’orties. D’ici, la vue était différente et j’entrevoyais au-delà d’un bosquet d’aulnes l’angle d’une bâtisse peinte en blanc. Certainement un hangar à bateaux.
Je me dégageai des plantes urticantes, gravis la déclivité et, désormais convaincu du bien-fondé des règles de prudence les plus élémentaires, je scrutai le lointain tant d’un côté que de l’autre. Je ne vis aucune fumée et n’entendis aucun son. Rassuré, je traversai la voie, ramassai mes bagages, regardai à gauche et à droite, revins sur mes pas et partis à travers bois en direction de la construction.
L’adrénaline a pour effet secondaire de dissiper en partie ce qui peut embrumer un esprit et, tout en cheminant, je pris conscience d’ignorer ce que je devrais faire une fois arrivé à destination.
Je me souvenais que M. Dunworthy avait déclaré : « Voici vos instructions », juste avant une succession chaotique de cuillers, de cols empesés et de fins d’alerte. Il avait en outre précisé que je pourrais passer le reste de ces deux semaines comme bon me semblerait. Ce qui signifiait de toute évidence que j’avais une mission à accomplir au préalable.
Laquelle ? Il y avait une vague histoire de canot et de fleuve. Et un Machin End. Audley End ? Non, ça commençait par un « N ». N’était-ce pas plutôt la beauté aquatique, dont le nom débutait par un « N » ? J’espérais que la mémoire me reviendrait une fois dans le hangar à bateaux.
Qui n’était pas un hangar à bateaux mais une gare. Je lus « Oxford » sur un panneau de bois tarabiscoté, au-dessus d’un banc vert.
Qu’étais-je censé faire, à présent ? Ne m’avaient-ils pas expédié en ce lieu afin que je prenne le train pour aller à Machin End, d’où je devrais remonter ou descendre le fleuve à la rame ? Était-ce bien M. Dunworthy qui avait parlé de chemins de fer ? N’avais-je pas entendu broder sur ce thème dans le cadre des leçons subliminales ?
En outre, n’était-ce pas à un décalage qu’il fallait attribuer mon arrivée à proximité de cette gare ? N’aurais-je pas dû me retrouver à Folly Bridge ? J’étais certain qu’il avait mentionné une promenade en barque.
J’avais toutefois trop de bagages pour qu’ils tiennent dans un canot.
Je m’intéressai au quai, dont les rails me séparaient. À l’opposé du banc vert étaient affichés les horaires des trains. Je n’aurais qu’à y jeter un coup d’œil pour savoir s’il y avait un Machin End sur la liste.
Le quai en question était désert, le ciel limpide dans les deux directions. Je regardai la voie puis la porte de la salle d’attente. Rien. Je scrutai l’horizon tant à droite qu’à gauche à trois ou quatre reprises, puis je franchis les rails en courant, hissai mes bagages sur le quai et montai les rejoindre.
Toujours personne. J’empilai mes biens à l’extrémité du banc et me dirigeai vers le panneau d’affichage. Je lus les destinations : Reading, Coventry, Northampton, Bath. Sans doute s’agissait-il d’une des gares en petits caractères : Aylesbury, Didcot, Swindon, Abingdon. J’atteignis le bas de la liste sans y avoir trouvé un seul End.
Et je ne pouvais aller au guichet des renseignements pour demander à quelle heure arriverait le prochain train pour Machin End. Quel « End » ? Howard’s End ? Non, c’était un roman de E.M. Forster qui n’avait même pas été écrit. Je connaissais un pub baptisé « The Bitter End », mais ce n’était pas ça non plus. Ça commençait par un « N ». Non, le « N » c’était pour les naïades. Un « M ».
Je regagnai le banc et m’y assis, afin de réfléchir. M. Dunworthy avait dit : « Voici vos instructions », puis il avait parlé de fourchettes à huître et d’une invitation à aller prendre le thé avec la reine. Non, je confondais avec la mise à niveau subliminale. Warder avait parlé du 7 juin 1888.
J’aurais dû m’assurer que c’était la bonne date, avant de me soucier du reste. Dans le cas contraire, il était sans objet que j’aille où que ce soit, que ce fût par voie ferrée ou fluviale. Je devrais demeurer ici jusqu’au moment où Warder procéderait au relèvement, comprendrait que les coordonnées ne correspondaient pas et organiserait ma récupération. Au moins n’étais-je pas dans un champ de seigle et d’orge.
Je m’étais remis de mes émotions et il me vint à l’esprit qu’elle avait pu régler ma montre en fonction de ma destination. Ce qui ne prouverait d’ailleurs absolument rien.
Je me levai et allai vers la fenêtre de la gare pour voir s’il n’y avait pas une horloge dans la salle d’attente. Je la vis et y lus onze heures moins vingt. Je sortis ma montre de gousset et comparai. XI moins vingt, parfait !
Dans les œuvres de fiction, il y a toujours un crieur de journaux qui brandit sous le nez du voyageur temporel un quotidien où la date est écrite en caractères gras, ou un calendrier où le jour a été marqué d’une croix. Mais il n’y avait ici ni éphéméride ni porteur bavard qui m’eût déclaré : « Beau temps pour un 7 juin, pas vrai ? Ah, ce n’est pas comme l’année dernière ! Tout l’été 1887 a été pourri. »
Je regagnai le banc et m’assis, en essayant de me concentrer. Marlborough End, Middlesex End, Montague End, Marple’s End.
J’entendis siffler un train et un convoi traversa la gare en grondant, sans s’arrêter. Le déplacement d’air emporta mon canotier et je me lançai à sa poursuite. Je venais de réussir à le rattraper et m’en coiffais, quand une grande feuille de papier charriée par le tourbillon vint se coller à mes jambes.
Je la pris et la dépliai. C’était la une du Times du 7 juin 1888.
J’étais donc arrivé au bon moment et il ne me restait qu’à déterminer ce que j’étais censé faire.
Je calai ma tête entre mes mains, car on disait cette posture propice à la concentration. Carruthers avait perdu une de ses chaussures, Warder avait fait claquer sa planchette porte-documents et M. Dunworthy avait parlé d’un fleuve et d’un contact. Un contact.
— Contactez Tennyson, avait-il dit.
L’ennui, c’était qu’il avait prononcé un autre nom. Même s’il commençait également par un « T ». Ou un « A ». L’important, c’est qu’ils avaient cité un contact. Un contact.
Il était normal que j’ignore quel était le but de ma mission, dès l’instant où quelqu’un était chargé de me l’apprendre. J’en fus soulagé. Cet intermédiaire m’expliquerait tout.
Ne restait qu’une double interrogation ; qui était-il ou elle, et où était-il ou elle ? « Contactez machin », avait dit M. Dunworthy. Quel nom ? Chiswick. Non, c’était le grand patron du Voyage Temporel. Correction, l’ex-grand patron du Voyage Temporel. « Contactez… » Klepperman. L’enseigne Klepperman. Non, il s’agissait de ce marin devenu un héros à titre posthume, celui qui était mort parce qu’il avait dû improviser.
« Contactez… » qui ? Comme pour me répondre, un autre train siffla puis daigna s’arrêter dans la gare. Il s’immobilisa en libérant des gerbes d’étincelles et des jets de vapeur. Un porteur sauta de la troisième voiture, installa un joli tabouret devant la porte et remonta à bord.