Lorsqu’il réapparut, il tenait un carton à chapeaux et un grand parapluie, et il aida deux ladies à descendre.
La plus vieille avait des crinolines, un chapeau et des mitaines de dentelle, et je crus un instant avoir été envoyé plus loin dans le temps. Mais la jeune avait une longue jupe évasée et un chapeau incliné sur son front. Et lorsqu’elle s’adressa au porteur pour lui énumérer leurs bagages, elle le fit d’une voix à la fois pleine de douceur et de réserve.
— Je savais qu’il ne serait pas là, déclara la dame âgée avec des intonations schrapnelliennes.
— Je suis certaine qu’il ne tardera pas, ma tante. Peut-être a-t-il été retenu au collège.
— Billevesées !
C’était un mot que je n’aurais jamais cru entendre un jour prononcer.
— Il a dû aller à la pêche. Un passe-temps malséant pour un adulte ! Lui as-tu écrit pour lui annoncer notre venue ?
— Oui, ma tante.
— En précisant la date et l’heure, j’espère ?
— Oui, ma tante. Il va arriver.
— En l’attendant, nous allons endurer cette épouvantable chaleur.
Je trouvais quant à moi le temps agréable, mais il est vrai que je n’avais ni une robe en laine noire boutonnée jusqu’au cou ni des mitaines.
— Absolument accablante, surenchérit-elle en cherchant un mouchoir dans un petit sac lesté de perles. Je me sens défaillir. Faites attention avec ça !
Elle s’était adressée au porteur qui se colletait avec une énorme malle. Finch avait raison. À cette époque, les gens voyageaient avec des montagnes de bagages.
Elle s’éventa apathiquement avec le carré de fine batiste.
— Je suis si faible.
— Vous devriez vous asseoir, ma tante. Je suis certaine que mon oncle sera ici d’un instant à l’autre.
La vieille dame s’installa sur l’autre banc dans un bruissement de jupons.
— Pas comme ça ! aboya-t-elle au porteur. C’est Herbert, la fautive. Se marier ! Juste quand je viens à Oxford. Vous allez érafler le cuir !
S’il était évident qu’aucune de ces voyageuses n’était mon contact, au moins n’avais-je plus de problèmes auditifs. Je comprenais ce qu’elles disaient, ce qui n’était pas toujours le cas dans le passé. Lors de ma première kermesse, par exemple, je n’avais saisi qu’un mot sur dix parmi lesquels « stands », « quilles » et « tombola ».
J’avais en outre l’impression d’avoir surmonté ma crise de sentimentalisme excessif. La jeune lady avait un ravissant minois et j’avais entrevu ses chevilles au galbe parfait à sa descente du train, mais je ne m’étais pas pour autant lancé dans des comparaisons extasiées avec des sylphes ou des chérubins. Plus positif encore, je venais de retrouver ces deux mots sans problème. J’étais totalement guéri.
— Il nous a oubliées, geignit la tante. Nous allons devoir prendre un berlingot.
Enfin, peut-être pas totalement guéri.
— Ce serait sans objet, mon oncle pense à nous.
— En ce cas, pourquoi n’est-il pas là, Maud ? Et pourquoi Herbert n’est-elle pas là ? Parce qu’elle se marie ! Les serviteurs, ça ne se marie pas ! Et comment a-t-elle pu faire la connaissance d’un individu convenable ? Je parie que ce n’est pas un homme de bonnes mœurs. Un coureur de jupons…
Elle baissa la voix pour ajouter :
— Ou pire.
— Je crois qu’ils se sont connus à l’église.
— À l’église ! Infamie ! Que devient le monde ? De mon temps, on y allait pour rendre grâces au Seigneur et non pour faire des rencontres. Écoute bien ce que je vais te dire, Maud. Dans un siècle, nul ne fera plus la différence entre une cathédrale et un music-hall.
Ou un centre commercial, pensai-je.
— C’est à cause de toutes ces divagations sur l’amour chrétien. Les ministres du culte ne rappellent plus à leurs ouailles quels sont leurs devoirs, ni qu’elles doivent rester à leur place… Et être ponctuelles. Ton oncle aurait grand besoin d’un sermon… Où vas-tu ?
Maud se dirigeait vers la porte de la gare.
— Regarder l’horloge. S’il n’est pas encore arrivé, c’est peut-être parce que notre train avait de l’avance.
Toujours serviable, je sortis ma montre de gousset et l’ouvris, en espérant ne pas avoir oublié comment on lisait l’heure.
— Tu me laisses seule, avec Dieu sait qui ?
Elle plia un doigt gainé de dentelle, pour le transformer en crochet et retenir sa nièce.
— Des hommes peu recommandables traînent dans les lieux publics afin d’engager la conversation avec les femmes isolées.
Elle avait murmuré cela comme sur une scène de théâtre.
Je refermai la montre que je remis dans la poche de mon gilet et fis de mon mieux pour paraître inoffensif.
— Ils espèrent voler leurs bagages, cela va de soi.
— Nul ne pourrait s’enfuir avec votre malle, ma tante, fit remarquer Maud.
Ce qui lui valut de grimper dans mon estime.
— Mais tu es placée sous ma garde, puisque mon frère n’a pas daigné venir nous chercher. Nous ne resterons pas ici une minute de plus. Portez nos biens à la consigne.
Elle s’était adressée au porteur qui avait finalement réussi à hisser les malles et trois gros cartons à chapeau sur un diable.
— Et rapportez-nous le récépissé.
— Le convoi va partir, madame, protesta-t-il.
— Mais moi, je reste. Et retenez-nous un berlingot. Avec un cocher digne de confiance.
L’homme lorgna le train qui crachait des panaches de vapeur, au désespoir.
— Madame, si je ne suis pas à bord je perdrai mon emploi.
J’aurais volontiers proposé de les aider, si je n’avais craint d’être pris pour Jack l’Éventreur. N’était-ce pas un anachronisme, au fait ? Avait-il débuté sa carrière, en 1888 ?
— Calembredaines ! Vous le perdrez à coup sûr si je signale votre conduite insolente à vos employeurs. Il est inadmissible que vous abandonniez les bagages des voyageurs sur le quai, là où le premier malandrin venu pourrait les voler.
Un autre regard menaçant dans ma direction.
— Et, surtout, que vous refusiez d’assister une vieille dame sans défense !
Le porteur lorgna le train qui s’ébranlait déjà et la porte de la gare, sans doute pour évaluer les distances. Il finit par effleurer sa casquette et bondir avec son diable.
La tante souleva son nid de crinolines.
— Viens, Maud.
— Mon oncle va nous rater.
— Ça lui apprendra à être ponctuel.
Sur ces mots, la tante s’éloigna.
Entraînée dans son sillage, Maud m’adressa un sourire d’excuse.
Je vis défiler devant moi les voitures puis le fourgon à bagages. L’homme n’était toujours pas de retour et il ne pourrait rattraper le convoi. Je voyais la lanterne du garde se balancer, lorsqu’il regagna le quai en courant et sauta. Je me levai.
Il referma la main sur la barre de cuivre et se hissa sur le marchepied inférieur où il s’immobilisa, le souffle court et le poing levé.
Je sus qu’il irait grossir les rangs du parti travailliste.
Quant à la tante, elle survivrait à ses proches et ne laisserait rien à ses serviteurs dans son testament. Il ne me restait qu’à espérer qu’elle serait encore de ce monde dans les années vingt et subirait les fumeuses de cigarettes et les danseuses de Charleston. Quant à Maud, je lui souhaitai de rencontrer un jeune homme convenable, même si c’était irréalisable tant que sa tante rivait sur elle son œil d’aigle.
Je consacrai plusieurs minutes à songer à leur avenir et au mien, qui devenait de plus en plus incertain. Le prochain train pour quelque part ne passerait qu’à 12:36, en provenance de Birmingham. Étais-je censé attendre mon contact ici ? N’était-il pas à Oxford même ? M. Dunworthy avait parlé d’un cab. Étais-je censé prendre un fiacre pour aller en ville ?