V
Dans leur chambre, à côté d’un beau portrait de Fanny par James Tissot, une épave des anciennes splendeurs de la fille, il y avait un paysage du Midi, tout noir et blanc, grossièrement rendu sous le soleil par un photographe de campagne.
Une côte rocheuse escaladée de vignes, étayée de muretins de pierre, puis en haut, derrière des files de cyprès contre le vent du nord, et s’accotant à un petit bois de pins et de myrtes aux clairs reflets, la grande maison blanche, moitié ferme et moitié château, large perron, toiture italienne, portes écussonnées, que continuaient les murailles rousses du mas provençal, les perchoirs pour les paons, la crèche aux troupeaux, la baie noire des hangars ouverts sur le luisant des charrues et des herses. La ruine d’anciens remparts, une tour énorme, déchiquetée sur un ciel sans nuage, dominait le tout, avec quelques toits et le clocher roman de Châteauneuf-des-Papes où les Gaussin d’Armandy avaient habité de tout temps.
Castelet, clos et domaine, riche de ses vignobles fameux comme ceux de la Nerte et de l’Ermitage, se transmettait de père en fils, indivis entre tous les enfants, mais toujours le cadet faisait valoir, par cette tradition familiale d’envoyer l’aîné dans les consulats. Malheureusement la nature contrecarre souvent ces projets; et s’il y eut jamais un être incapable de gérer un domaine, de gérer n’importe quoi, c’était bien Césaire Gaussin, à qui incombait à vingt-quatre ans cette lourde responsabilité.
Libertin, coureur de tripots et de guilledoux villageois, Césaire, ou plutôt le Fénat, le vaurien, le mauvais drôle, pour lui garder son surnom de jeunesse, accentuait ce type contradictoire qui apparaît de loin en loin dans les familles les plus austères, dont il est comme la soupape d’échappement.
En quelques années d’incurie, de dilapidations imbéciles, de bouillottes désastreuses aux cercles d’Avignon et d’Orange, le clos fut hypothéqué, les caves de réserve mises à sec, les récoltes à venir vendues d’avance; puis un jour, à la veille d’une saisie définitive, le Fénat imita la signature de son frère, fit trois traites payables au consulat de Shang-Haï, persuadé qu’avant l’échéance il trouverait l’argent pour les retirer; mais elles arrivèrent régulièrement à l’aîné avec une lettre éperdue avouant la ruine et les faux. Le consul accourut à Châteauneuf, remédia à cette situation désespérée, à l’aide de ses économies et de la dot de sa femme, et voyant l’incapacité du Fénat, il renonça à la “carrière” qui s’ouvrait pourtant brillante devant lui et se fit simplement vigneron.
Un vrai Gaussin, celui-là, traditionnel jusqu’à la manie, violent et calme, à la façon des volcans éteints qui gardent des menaces et des réserves d’éruption, laborieux avec cela, très entendu à la culture. Grâce à lui, Castelet prospéra, s’agrandit de toutes les terres jusqu’au Rhône, et, comme les chances humaines vont toujours par compagnie, le petit Jean fit son apparition sous les myrtes du domaine. Pendant ce temps, le Fénat errait par la maison, anéanti sous le poids de sa faute, osant à peine lever les yeux vers son frère dont le méprisant silence l’accablait; il ne respirait qu’aux champs, à la chasse, à la pêche, fatiguant son chagrin à d’ineptes besognes, ramassant des escargots, se taillant des cannes superbes de myrte ou de roseau, et déjeunant tout seul dehors d’une brochette de becs fins qu’il cuisait, sur un feu de souches d’oliviers, au milieu de la garrigue. Le soir, rentré pour dîner à la table fraternelle, il ne prononçait pas un mot, malgré l’indulgent sourire de sa belle-sœur, pitoyable au pauvre être et le fournissant d’argent de poche, en cachette de son mari qui tenait rigueur au Fénat, moins pour ses sottises passées que pour toutes celles à commettre; et en effet la grande incartade réparée, l’orgueil de Gaussin l’aîné fut mis à une nouvelle épreuve.
Trois fois par semaine, venait en journée de couture, à Castelet, une jolie fille de pêcheurs, Divonne Abrieu, née dans l’oseraie au bord du Rhône, vraie plante fluviale à la tige ondulante et longue. Sous sa catalane à trois pièces enserrant sa petite tête et dont les brides rejetées laissaient admirer l’attache du cou légèrement bistré comme le visage, jusqu’aux névés délicats de la gorge et des épaules, elle faisait songer à quelque done des anciennes cours d’amour jadis tenues tout autour de Châteauneuf, à Courthezon, à Vacqueiras, dans ces vieux donjons dont les ruines s’effritent par les collines.
Ce souvenir historique n’était pour rien dans l’amour de Césaire, âme simple, dénuée d’idéal et de lecture; mais, de petite taille, il aimait les femmes grandes et fut pris dès le premier jour. Il s’y entendait, le Fénat, à ces aventures villageoises; une contredanse au bal le dimanche, un cadeau de gibier, puis à la première rencontre en pleins champs la vive attaque à la renverse, sur la lavande ou le paillis. Il se trouva que Divonne ne dansait pas, qu’elle rapporta le gibier à la cuisine, et que solide comme un de ces peupliers de rive, blancs et flexibles, elle envoya le séducteur rouler à dix pas. Depuis, elle le tint à distance avec la pointe des ciseaux pendus à sa ceinture par un clavier d’acier, le rendit fou d’amour, si bien qu’il parla d’épouser et se confia à sa belle sœur. Celle-ci, connaissant Divonne Abrieu depuis l’enfance, la sachant sérieuse et délicate, trouvait dans le fond de son cœur que cette mésalliance serait peut-être le salut du Fénat; mais la fierté du consul se révoltait à l’idée d’un Gaussin d’Armandy épousant une paysanne: «Si Césaire fait cela, je ne le revois plus…» et il tint parole.
Césaire marié quitta Castelet, alla vivre au bord du Rhône chez les parents de sa femme, d’une petite rente que lui servait son frère et qu’apportait tous les mois l’indulgente belle-sœur. Le petit Jean accompagnait sa mère dans ses visites, ravi de la cabane des Abrieu, sorte de rotonde enfumée, secouée par la tramontane ou le mistral, et que soutenait une poutre unique et verticale comme un mât. La porte ouverte encadrait le petit môle où séchaient les filets, où luisait et frétillait l’argent vif et nacré des écailles; au bas deux ou trois grosses barques houlant et criant sur leurs amarres, et le grand fleuve joyeux, large, lumineux, tout rebroussé par le vent contre ses îles en touffes d’un vert pâle. Et, tout petit, Jean prenait là son goût des lointains voyages, et de la mer qu’il n’avait pas encore vue.
Cet exil de l’oncle Césaire dura deux ou trois ans, n’aurait jamais fini peut-être sans un événement familial, la naissance des deux petites bessonnes, Marthe et Marie. La mère tomba malade à la suite de cette double couche, et Césaire et sa femme eurent la permission de venir la voir. La réconciliation des deux frères suivit, irraisonnée, instinctive, par la toute-puissance du même sang; le ménage habita Castelet, et comme une incurable anémie, compliquée bientôt de goutte rhumatismale, immobilisait la pauvre mère, Divonne se trouva chargée de mener la maison, de surveiller la nourriture des petites, le personnel nombreux, d’aller voir Jean deux fois la semaine au lycée d’Avignon, sans compter que le soin de sa malade la réclamait à toute heure.