– Tu sais, prends garde à toi!…
Dès qu’il fut parti, Fanny dont le front gardait un pli préoccupé, passa vivement dans son cabinet de toilette et, par la porte restée entrouverte, pendant que Jean se couchait, elle commençait d’une voix presque insouciante.
– Dis donc, elle est très jolie, ta tante… ça ne m’étonne plus si tu en parlais si souvent… Vous avez dû lui en faire porter à ce pauvre Fénat, une tête à ça du reste…
Il protestait de toute son indignation… Divonne! une seconde mère pour lui, qui, tout petit, le soignait, l’habillait… Elle l’avait sauvé d’une maladie, de la mort… non, jamais la tentation ne lui serait venue d’une infamie pareille.
– Va donc, va donc, reprenait la voix stridente de la femme, des épingles à coiffer entre les dents, tu ne me feras pas croire qu’avec ces yeux-là et la belle charpente dont parlait cet imbécile, sa Divonne ait pu rester sans désir à côté d’un joli blond à peau de fille comme toi?… Vois-tu, des bords du Rhône ou d’ailleurs, nous sommes toutes les mêmes…
Elle le disait avec conviction, croyant son sexe entier facile à tout caprice et vaincu du premier désir. Lui, se défendait, mais troublé, interrogeant ses souvenirs, se demandant si jamais le frôlement d’une innocente caresse avait pu l’avertir d’un danger quelconque; et quoique ne trouvant rien, la candeur de son affection restait atteinte, le pur camée rayé d’un coup d’ongle.
– Tiens!… regarde… la coiffe de ton pays…
Sur ses beaux cheveux, massés en deux longs bandeaux, elle avait épinglé un fichu blanc qui imitait assez bien la catalane, le béguin à trois pièces des filles de Châteauneuf; et, droite devant lui, dans les plis laiteux de sa batiste de nuit, les yeux brûlants, elle lui demandait:
– Est-ce que je ressemble à Divonne?
Oh! non, pas du tout; elle ne ressemblait qu’à elle-même sous ce petit bonnet rappelant l’autre, celui de Saint-Lazare, qui la rendait si jolie, disait-on, pendant qu’elle envoyait à son forçat un baiser d’adieu en plein tribunaclass="underline"
– T’ennuie pas, m’ami, les beaux jours reviendront…
Et ce souvenir lui fit tant de mal que, sitôt sa maîtresse couchée, il éteignit bien vite, pour ne plus la voir.
Le lendemain de bonne heure, l’oncle arrivait en casseur, la canne haute, criant: «Ohé! les bébés», avec l’intonation fringante et protégeante qu’avait Courbebaisse autrefois quand il venait le chercher dans les bras de Pellicule. Il paraissait encore plus excité que la veille: l’hôtel Cujas, sans doute, et surtout les huit mille francs pliés dans son portefeuille. L’argent de la Piboulette, bé oui, mais il avait bien le droit d’en distraire quelques louis pour offrir un déjeuner à la campagne à sa nièce!…
«Et Bouchereau?» observa le neveu, qui ne pouvait manquer son ministère deux jours de suite. Il fut convenu qu’on déjeunerait aux Champs-élysées et que les deux hommes iraient après à la consultation.
Ce n’était pas ce que le Fénat avait rêvé, l’arrivée à Saint Cloud en grande remise, du champagne plein la voiture; mais le repas fut charmant tout de même sur la terrasse du restaurant ombragée d’acacias et de vernis du Japon, que traversaient les flonflons d’une répétition de jour au voisin café-concert. Césaire, très bavard, très galant, mit toutes ses grâces à l’air pour éblouir la Parisienne. Il «attrapait» les garçons, complimentait le chef de sa sauce meunière; et Fanny riait d’un élan bête et forcé, d’une niaiserie de cabinet particulier, qui fit de la peine à Gaussin, ainsi que l’intimité s’établissant entre l’oncle et la nièce par-dessus sa tête.
On eût dit des amis de vingt ans. Le Fénat, devenu sentimental avec les vins de dessert, parlait de Castelet, de Divonne et aussi de son petit Jean; il était heureux de le savoir avec elle, une femme sérieuse qui l’empêcherait de faire des sottises. Et sur le caractère un peu ombrageux du jeune homme, la façon de le prendre, il lui donnait des conseils comme à une jeune mariée en lui tapotant les bras, la langue épaisse, l’œil éteint et mouillé.
Il se dégrisa chez Bouchereau. Deux heures d’attente au premier étage de la place Vendôme, dans ses grands salons, hauts et froids, encombrés d’une foule silencieuse et angoissée; l’enfer de la douleur dont ils traversèrent successivement tous les cercles, passant de pièce en pièce jusqu’au cabinet de l’illustre savant.
Bouchereau, avec sa mémoire prodigieuse, se souvint très bien de Mme Gaussin, étant venu en consultation à Castelet dix ans auparavant au commencement de la maladie; il s’en fit raconter les différentes phases, relut les ordonnances anciennes et, tout de suite, rassura les deux hommes sur les accidents cérébraux qui venaient de se produire et qu’il attribuait à l’emploi de certains médicaments. Pendant qu’immobile, ses gros sourcils baissés sur ses petits yeux aigus et fouilleurs, il écrivait une longue lettre à son confrère d’Avignon, l’oncle et le neveu écoutaient, retenant leur souffle, le grincement de cette plume qui couvrait pour eux, à elle seule, toute la rumeur du Paris luxueux; et subitement leur apparaissait la puissance du médecin dans les temps modernes, dernier prêtre, croyance suprême, invincible superstition…
Césaire sortit de là, sérieux et refroidi:
– Je rentre à l’hôtel boucler ma malle, l’air de Paris est mauvais pour moi, vois-tu, petit… si j’y restais, je ferais des bêtises. Je prendrai ce soir le train de sept heures, excuse-moi près de ma nièce, hé?
Jean se garda bien de le retenir, effrayé de son enfantillage, de sa légèreté; et le lendemain, en s’éveillant, il se félicitait de le savoir rentré, sous clé, près de Divonne, quand on le vit apparaître, la figure à l’envers, le linge en désordre:
– Bon Dieu! mon oncle, que vous arrive-t-il?
Effondré dans un fauteuil, sans voix et sans gestes d’abord, mais s’animant à mesure, l’oncle avoua une rencontre du temps de Courbebaisse, le dîner trop copieux, les huit mille francs perdus la nuit dans un tripot… Plus un sou, rien!… Comment rentrer là-bas, raconter ça à Divonne! Et l’achat de la Piboulette… Tout à coup pris d’une sorte de délire, il se mettait les mains sur les yeux, les pouces bouchant les oreilles, et hurlant, sanglotant, déchaîné, le Méridional s’invectivait, étalait son remords dans une confession générale de toute sa vie. Il était la honte et le malheur des siens; des types tels que lui dans les familles on aurait le droit de les abattre comme des loups. Sans la générosité de son frère où serait-il?… Au bagne avec les voleurs et les faussaires.
– Mon oncle, mon oncle!… disait Gaussin très malheureux, essayant de l’arrêter.
Mais l’autre, volontairement aveugle et sourd, se délectait à ce témoignage public de son crime, raconté dans les moindres détails, tandis que Fanny le regardait avec une pitié mêlée d’admiration. Un passionné au moins celui-là, un brûle-tout comme elle les aimait; et, remuée dans ses entrailles de bonne fille, elle cherchait un moyen de lui venir en aide. Mais lequel? Elle ne voyait plus personne depuis un an, Jean n’avait aucune relation… Subitement un nom lui vint à l’esprit: Déchelette!… Il devait être à Paris en ce moment, et c’était un si bon garçon.