– Mais je le connais à peine… dit Jean.
– J’irai, moi…
– Comment! tu veux?
– Pourquoi pas?
Leurs regards se croisèrent et se comprirent. Déchelette aussi avait été son amant, l’amant d’une nuit qu’elle se rappelait à peine. Mais lui n’en oubliait pas un; ils étaient tous en rang dans sa tête, comme les saints d’un calendrier.
– Si cela t’ennuie… fit-elle un peu gênée.
Alors Césaire, qui, pendant ce court débat s’était interrompu de crier, très anxieux, tourna vers eux un tel regard de supplication désespérée, que Jean se résigna, consentit entre les dents…
Qu’elle leur parut longue cette heure, à tous deux, déchirés par des pensées qu’ils ne s’avouaient pas, appuyés au balcon, guettant la rentrée de la femme.
– C’est donc bien loin, ce Déchelette?…
– Mais non, rue de Rome… à deux pas, répondait Jean furieux, et trouvant, lui aussi, que Fanny était bien longue à revenir.
Il essayait de se tranquilliser avec la devise amoureuse de l’ingénieur «pas de lendemain», et la façon méprisante dont il l’avait entendu parler de Sapho, comme d’une ancienne de la vie galante; mais sa fierté d’amant se révoltait, et il aurait presque souhaité que Déchelette la trouvât encore belle et désirable. Ah! ce vieux toqué de Césaire avait bien besoin de rouvrir ainsi toutes les plaies.
Enfin le mantelet de Fanny tourna l’angle de la rue. Elle, rentrait, rayonnante:
– C’est fait… j’ai l’argent.
Les huit mille francs étalés devant lui, l’oncle pleurait de joie, voulait faire un reçu, fixer les intérêts, la date du remboursement.
– Inutile, mon oncle… Je n’ai pas prononcé votre nom… C’est à moi qu’on a prêté cet argent, c’est à moi que vous le devez, et aussi longtemps qu’il vous plaira.
– Des services pareils, mon enfant, répondait Césaire transporté de reconnaissance, on les paye avec de l’amitié qui ne finit plus…
Et dans la gare, où Gaussin l’accompagnait pour être assuré cette fois de son départ, il répétait les larmes aux yeux:
– Quelle femme, quel trésor!… Il faut la rendre heureuse, vois-tu…
Jean resta très fâché de cette aventure, sentant sa chaîne, déjà si lourde, se river de plus en plus, et se confondre deux choses que sa délicatesse native avait toujours tenues séparées et distinctes: la famille et sa liaison. À présent, Césaire mettait la maîtresse au courant de ses travaux, de ses plantations, lui donnait des nouvelles de tout Castelet; et Fanny critiquait l’obstination du consul dans l’affaire des vignes, parlait de la santé de la mère, irritait Jean d’une sollicitude ou de conseils déplacés. Jamais d’allusion au service rendu par exemple, ni à l’ancienne aventure du Fénat, à cette tare de la maison d’Armandy, que l’oncle avait livrée devant elle. Une seule fois elle s’en faisait une arme de riposte, dans les circonstances que voici:
Ils rentraient du théâtre, et montaient en voiture, sous la pluie, à une station du boulevard. L’équipage, une de ces guimbardes qui ne roulent qu’après minuit, fut long à démarrer, l’homme endormi, la bête secouant sa musette. Pendant qu’ils attendaient à couvert dans le fiacre, un vieux cocher, en train de rajuster une mèche à son fouet, s’approcha tranquillement de la portière, son filin entre les dents, et dit à Fanny d’une voix cassée qui puait le vin:
– Bonsoir… Comment qu’à ça va? Tiens, c’est vous?
Elle eut un petit tressaut vite réprimé et, tout bas, à son amant:
– Mon père!…
Son père, ce maraudeur à la longue lévite d’ancienne livrée, souillée de boue, aux boutons de métal arrachés, et montrant sous le gaz du trottoir une face bouffie, apoplectisée d’alcool, où Gaussin croyait retrouver en vulgaire le profil régulier et sensuel de Fanny, ses larges yeux de jouisseuse! Sans se préoccuper de l’homme qui accompagnait sa fille, et comme s’il ne l’eût pas vu, le père Legrand donnait des nouvelles de la maison.
– La vieille est à Necker depuis quinze jours, elle file un mauvais coton… Va donc la voir un de ces jeudis, ça y donnera du courage… Moi, heureusement, le coffre est solide; toujours bon fouet, bonne mèche. Seulement le commerce ne va pas fort… Si t’avais besoin d’un bon cocher au mois, ça ferait joliment mon affaire… Non? tant pis alors, et à la revoyure…
Ils se serrèrent les mains mollement; le fiacre partit.
«Hein? crois-tu…» murmurait Fanny; et tout de suite elle se mit à lui parler longuement de sa famille, ce qu’elle avait toujours évité… «c’était si laid, si bas…» mais on se connaissait mieux maintenant; on n’avait plus rien à se cacher. Elle était née au Moulin-aux-Anglais, dans la banlieue, de ce père, ancien dragon, qui faisait le service des voitures de Paris à Châtillon, et d’une servante d’auberge, entre deux tournées de comptoir. Elle n’avait pas connu sa mère, morte en couches; seulement les patrons du relais, braves gens, obligèrent le père à reconnaître sa petite et à payer les mois de nourrice. Il n’osa pas refuser, car il devait gros dans la maison, et quand Fanny eut quatre ans il l’emmenait sur sa voiture comme un petit chien, nichée en haut, sous la bâche, amusée de rouler ainsi par les chemins, de voir la lumière des lanternes courir des deux côtés, fumer et haleter le dos des bêtes, de s’endormir au noir, à la bise, en entendant sonner les grelots.
Mais le père Legrand se fatigua vite de cette pose à la paternité; si peu que ça coûtât, il fallait la nourrir, l’habiller, cette morveuse. Puis elle le gênait pour un mariage avec la veuve d’un maraîcher dont il guignait les cloches à melon, les choux en carrés alignés sur son itinéraire. Elle eut alors la sensation très nette que son père voulait la perdre; c’était son idée fixe d’ivrogne, se débarrasser de l’enfant à toute force, et si la veuve elle-même, la brave mère Machaume, n’avait pris la fillette sous sa protection…
– Au fait tu l’as connue, Machaume, dit Fanny.
– Comment! cette servante que j’ai vue chez toi…
– C’était ma belle-mère… Elle avait été si bonne pour moi quand j’étais petite; je la prenais pour l’arracher à son gueux de mari qui, après lui avoir mangé tout son bien, la rouait de coups, l’obligeait à servir une gaupe avec laquelle il vivait… Ah! la pauvre Machaume, elle sait ce que coûte un bel homme. Eh bien! quand elle m’a eu quittée, malgré tout ce que j’ai pu lui dire, elle est courue se remettre avec lui et, maintenant, la voilà à l’hospice. Comme il se laisse aller sans elle, le vieux gredin! était-il sale! quelle mine de rouleur! il n’y a que son fouet… as-tu vu comme il le tenait droit?… Même saoul à tomber, il le porte devant lui comme un cierge, le serre dans sa chambre; il n’a jamais eu que ça de propre… Bon fouet, bonne mèche, c’est son mot.
Elle en parlait inconsciemment, ainsi que d’un étranger, sans dégoût ni honte; et Jean s’épouvantait à l’entendre. Ce père!… cette mère!… en face de la figure sévère du consul et de l’angélique sourire de Mme Gaussin!… Et comprenant tout à coup ce qu’il y avait dans le silence de son amant, quelle révolte contre ce gâchis social dont il s’éclaboussait auprès d’elle:
– Après tout, dit Fanny sur un ton philosophe, c’est un peu ça dans toutes les familles, on n’en est pas responsable… moi, j’ai mon père Legrand; toi, tu as ton oncle Césaire.