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VI

«Mon cher enfant, je t’écris encore toute tremblante du gros tourment que nous venons d’avoir; nos bessonnes disparues, parties de Castelet pendant tout un jour, une nuit et la matinée du lendemain!…

«C’est dimanche, à l’heure du déjeuner, qu’on s’est aperçu que les petites manquaient. Je les avais faites belles pour la messe de huit heures où le consul devait les conduire, puis je ne m’en étais plus occupée, retenue auprès de la mère plus nerveuse que d’habitude, comme sentant le malheur qui rôdait autour de nous. Tu sais qu’elle a toujours eu ça depuis sa maladie, de prévoir ce qui doit arriver; et moins elle peut bouger, plus sa tête travaille.

«Ta mère dans sa chambre heureusement, tu nous vois tous à la salle, attendant les petites; on les appelle par le clos, le berger souffle avec sa grosse coquille à ramener les brebis, puis Césaire d’un côté, moi d’un autre, Rousseline, Tardive, nous voilà tous à galoper dans Castelet et, chaque fois, en nous rencontrant: «Eh bien? – Rien vu.» à la fin on n’osait plus demander; le cœur battant, on allait au puits, au bas des hautes fenêtres du grenier… Quelle journée!… et il me fallait monter à tout moment près de ta mère, sourire d’un air tranquille, expliquer l’absence des petites en disant que je les avais envoyées passer le dimanche chez leur tante de Villamuris. Elle avait paru le croire; mais tard dans la soirée, pendant que je la veillais, guettant derrière la vitre les lumières qui couraient dans la plaine et sur le Rhône à la recherche des enfants, je l’entendis qui pleurait doucement dans son lit; et comme je l’interrogeais: «Je pleure pour quelque chose que l’on me cache, mais que j’ai deviné tout de même…», me répondit-elle de cette voix de petite fille qui lui est revenue à force de souffrance; et sans plus nous parler, nous nous inquiétions toutes deux, à part dans notre chagrin…

«Enfin, mon cher enfant, pour ne pas faire durer cette pénible histoire, le lundi matin nos petites nous furent ramenées par les ouvriers que ton oncle occupe dans l’île et qui les avaient trouvées sur un tas de sarments, pâles de froid et de faim après cette nuit en plein air, au milieu de l’eau. Et voici ce qu’elles nous ont conté dans l’innocence de leurs petits cœurs. Depuis longtemps l’idée les tourmentait de faire comme leurs patronnes Marthe et Marie dont elles avaient lu l’histoire, de s’en aller dans un bateau sans voiles, ni rames, ni provisions d’aucune sorte, répandre l’évangile sur le premier rivage où les pousserait le souffle de Dieu. Dimanche donc après la messe, détachant une barque à la pêcherie et s’agenouillant au fond comme les saintes femmes, tandis que le courant les emportait, elles s’en sont allées doucement, échouer dans les roseaux de la Piboulette, malgré les grandes eaux de la saison, les coups de vent, les révouluns… Oui, le bon Dieu les gardait et c’est lui qui nous les a rendues, les jolies! ayant un peu fripé leurs guimpes du dimanche et gâté la dorure de leurs paroissiens. On n’a pas eu la force de les gronder, seulement de grands baisers à bras ouverts; mais nous sommes tous restés malades de la peur que nous avons eue.

«La plus frappée, c’est ta mère qui, sans que nous lui ayons encore rien raconté, a senti, comme elle dit, passer la mort sur castelet, et garde, elle si tranquille, si gaie d’ordinaire, une tristesse que rien ne peut guérir, malgré que ton père, moi, tout le monde nous nous serrions tendrement autour d’elle… Et si je te disais, mon Jean, que c’est de toi, surtout, qu’elle languit et s’inquiète. Elle n’ose pas l’avouer devant le père qui veut qu’on te laisse à ton travail, mais tu n’es pas venu après ton examen comme tu l’avais promis. Fais-nous la surprise pour les fêtes de Noël; que notre malade reprenne son bon sourire. Si tu savais, quand on ne les a plus, ses vieux, comme on regrette de ne pas leur avoir donné plus de temps…»

Debout près de la fenêtre où filtrait un jour paresseux d’hiver sous le brouillard, Jean lisait cette lettre, en savourait le bouquet sauvage, les chers souvenirs de tendresse et de soleil.

– Qu’est-ce que c’est?… fais voir…

Fanny venait de s’éveiller à la jaune lueur du rideau écarté et, toute bouffie de sommeil, allongeait machinalement la main vers le paquet de maryland à demeure sur la table de nuit. Il hésita, sachant la jalousie qu’exaspérait en sa maîtresse le nom seul de Divonne; mais comment dissimuler le billet dont elle reconnaissait la provenance et le format?

D’abord l’escapade des fillettes l’émut gentiment, tandis que, les bras et la gorge à l’air, dressée sur l’oreiller dans le flot de ses cheveux bruns, elle lisait tout en roulant une cigarette; mais la fin l’irrita jusqu’à la fureur, et chiffonnant et jetant la lettre par la chambre:

– Je t’en collerai, moi, des saintes femmes!… Tout ça des inventions pour te faire partir… Son beau neveu lui manque à cette…

Il voulut l’arrêter, empêcher le mot ordurier qu’elle lança et bien d’autres à la file. Jamais elle ne s’était encore emportée aussi grossièrement devant lui, dans ce débordement de colère fangeuse, d’égout crevé lâchant sa vase et sa puanteur. Tout l’argot de son passé de fille et de voyou gonflait son cou, détendait sa lèvre.

Pas malin de voir ce qu’ils voulaient tous là-bas… Césaire avait parlé, et l’on combinait ça en famille de rompre leur liaison, de l’attirer au pays avec la belle charpente de la Divonne pour amorce.

– D’abord, tu sais, si tu pars, moi je lui écris à ton cocu… Je l’avertis… ah mais!…

En parlant, elle se ramassait haineusement sur le lit, blême, la face creuse, les traits grandis, comme une bête méchante prête à bondir.

Et Gaussin se rappelait l’avoir vue ainsi rue de l’Arcade; mais c’était contre lui maintenant, cette haine rugie qui lui donnait la tentation de tomber sur sa maîtresse et de la battre, car en ces amours de chair où l’estime et le respect de l’être aimé sont néant, la brutalité surgit toujours dans la colère ou les caresses. Il eut peur de lui-même, s’échappa pour son bureau, et tout en marchant il s’indignait contre cette vie qu’il s’était faite. Ça lui apprendrait à se livrer à une pareille femme!… Que d’infamies, que d’horreurs!… Ses sœurs, sa mère, il y en avait eu pour tout le monde… Quoi! pas même le droit d’aller voir les siens. Mais dans quel bagne s’était-il donc enfermé? Et toute l’histoire de leur liaison lui apparaissant, il voyait comment les beaux bras nus de l’égyptienne, noués à son cou le soir du bal, s’étaient cramponnés despotes et forts, l’isolant de ses amis, de sa famille. Maintenant, sa résolution était prise. Le soir même et, coûte que coûte, il partirait pour Castelet.

Quelques affaires expédiées, son congé obtenu au ministère, il revint chez lui de bonne heure, s’attendant à une scène terrible, prêt à tout, même à la rupture. Mais le bonjour bien doux que Fanny lui dit tout de suite, ses yeux gros, ses joues comme amollies de larmes, lui laissèrent à peine le courage d’une volonté.

– Je pars ce soir… fit-il en se raidissant.

– Tu as raison, m’ami… Va voir ta mère, et surtout… Elle se rapprochait câlinement… Oublie comme j’ai été méchante, je t’aime trop, c’est ma folie…

Tout le restant du jour, faisant la malle avec de coquettes sollicitudes, ramenée à la douceur des premiers temps, elle garda cette attitude repentie, peut-être dans l’espoir de le retenir. Pourtant, pas une fois elle ne lui demanda: «Reste…» et lorsque à la dernière minute, tout espoir perdu devant les apprêts définitifs, elle se frôlait, se serrait contre son amant, tâchant de l’imprégner d’elle pour toute la durée de la route et de l’absence, son adieu, son baiser ne murmurèrent que ceci: