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– Oui, monsieur, le spiritisme!… voilà où ils en arrivent, nos paysans du Comtat… Et vous ne voulez pas que les vignes soient malades!…

Jean, qui avait la lettre de Fanny tout ouverte et embrasée dans sa poche, écoutait, le regard absent, échappait le plus vite possible à l’homélie du prêtre, et rentrait à castelet s’abriter dans un creux de roche, ce que les Provençaux appellent un «cagnard», garanti du vent qui souffle tout autour et concentrant le soleil réverbéré dans la pierre.

Il choisissait le plus perdu, le plus sauvage, envahi par les ronces et les chênes kermès, s’y terrait pour lire sa lettre; et peu à peu de la fine odeur qu’elle exhalait, de la caresse des mots, des images évoquées, lui venait une griserie sensuelle qui activait son pouls, l’hallucinait jusqu’à faire disparaître comme un décor inutile le fleuve, les îles en bouquets, les villages au creux des Alpilles, toute la courbe de l’immense vallée où la bourrasque chassait, roulait en flots la poudre du soleil. Il était là-bas, dans leur chambre, devant la gare aux toits gris, en proie aux caresses folles, à ces désirs furieux qui les cramponnaient l’un à l’autre avec des crispations de noyés…

Tout à coup, des pas dans le sentier, des rires clairs: «Il est là!…» Ses sœurs apparaissaient, petites jambes nues dans la lavande, conduites par le vieux Miracle, tout fier d’avoir dépisté son maître et remuant la queue victorieusement; mais Jean le renvoyait d’un coup de pied et rebutait les offres de jouer à cache-cache ou à courir qu’on lui faisait d’un air timide. Il les aimait pourtant, ses petites bessonnes raffolant du grand frère toujours si loin; il s’était fait enfant pour elles dès l’arrivée, s’amusait du contraste de ces jolies créatures nées en même temps et dissemblables. L’une longue, brune, les cheveux crêpelés, à la fois mystique et volontaire; c’est elle qui avait eu l’idée de la barque, exaltée par les lectures du curé Malassagne, et cette petite Marie l’égyptienne avait entraîné la blonde Marthe, un peu molle et douce, ressemblant à sa mère et à son frère.

Mais quelle gêne odieuse, pendant qu’il était à remuer ses souvenirs, que ces innocentes câlineries d’enfants se frottant au parfum coquet que mettait sur lui la lettre de sa maîtresse.

– Non, laissez-moi… il faut que je travaille…

Et il rentrait avec l’intention de s’enfermer chez lui, quand la voix de son père l’appelait au passage.

– C’est toi, Jean… écoute donc…

L’heure du courrier apportait de nouveaux sujets de morosité à cet homme déjà sombre de nature, gardant de l’Orient des habitudes de solennité silencieuse, coupée de brusques souvenirs…, «quand j’étais consul à Hong-Kong», qui partaient en éclats de souches au grand feu. Pendant qu’il écoutait son père lire et discuter ses journaux du matin, Jean regardait sur la cheminée la Sapho de Caoudal, les bras aux genoux, sa lyre à côté d’elle, toute la lyre, un bronze acheté il y avait vingt ans, lors des embellissements de Castelet; et ce bronze du commerce, qui l’écœurait aux vitrines parisiennes, lui donnait ici, dans son isolement, une émotion amoureuse, l’envie de baiser ces épaules, de délier ces bras froids et polis, de se faire dire: «Sapho pour toi, mais rien que pour toi!»

L’image tentatrice se levait quand il sortait, marchait avec lui, doublait le bruit de son pas dans le grand escalier pompeux. C’était le nom de Sapho que rythmait le balancier de la vieille horloge, que chuchotait le vent par les grands corridors dallés et froids de la demeure estivale, son nom qu’il retrouvait dans tous les livres de cette bibliothèque de campagne, vieux bouquins à tranches rouges conservant entre la brochure des miettes de ses goûters d’enfant. Et cet obsédant souvenir de sa maîtresse le poursuivait jusque dans la chambre maternelle, où Divonne coiffait la malade, relevait ses beaux cheveux blancs sur ce visage resté paisible et rose malgré des tortures variées et perpétuelles.

«Ah! voilà notre Jean», disait la mère. Mais avec son cou nu, sa petite coiffe, ses manches retroussées pour cette toilette dont elle seule avait la charge, sa tante lui rappelait d’autres réveils, évoquait la maîtresse encore, sautant du lit dans le nuage de sa première cigarette. Il s’en voulait d’idées pareilles, dans cette chambre surtout! Que faire cependant pour y échapper?

– Notre enfant n’est plus le même, ma sœur, disait Mme Gaussin tristement… Qu’est-ce qu’il a?

Et elles cherchaient ensemble. Divonne torturait son entendement ingénu, elle aurait voulu questionner le jeune homme; mais il semblait la fuir maintenant, éviter d’être seul avec elle.

Une fois, l’ayant guetté, elle vint le surprendre au cagnard dans la fièvre de ses lettres et de ses mauvais rêves. Il se levait, l’œil sombre… Elle le retint, s’assit près de lui sur la pierre chaude:

– Tu ne m’aimes donc plus?… je ne suis donc plus ta Divonne à qui tu disais toutes tes peines?

– Mais si, mais si… bégayait-il, troublé par sa façon tendre, et détournant les yeux pour qu’elle ne pût y retrouver quelque chose de ce qu’il venait de lire, appels d’amour, cris éperdus, le délire de la passion à distance.

– Qu’as-tu?… pourquoi es-tu triste? murmurait Divonne avec des câlineries de voix et de mains comme on en a pour les enfants. C’était un peu son petit, il restait pour elle à dix ans, l’âge des petits hommes qu’on émancipe.

Lui, déjà brûlant de sa lecture, s’exaltait au charme troublant de ce beau corps si près du sien, de cette bouche fraîche au sang avivé par le grand air qui dérangeait les cheveux, les envolait au-dessus du front en délicats frisons à la mode parisienne. Et les leçons de Sapho: «toutes les femmes sont les mêmes… en face de l’homme elles n’ont qu’une idée en tête…», lui faisaient trouver provocants l’heureux sourire de la paysanne, son geste pour le retenir au tendre interrogatoire.

Tout à coup, il sentit monter le vertige d’une tentation mauvaise; et l’effort qu’il faisait pour y résister le secoua d’un frisson convulsif. Divonne s’effrayait de le voir si pâle, les dents claquantes. «Ah! le pauvre… il a la fièvre…» D’un geste de tendresse irréfléchi elle dénouait le grand fichu qui entourait sa taille pour le lui mettre au cou; mais brusquement saisie, enveloppée, elle sentit la brûlure d’une caresse folle sur sa nuque, ses épaules, toute la chair étincelante qui venait de jaillir au soleil. Elle n’eut le temps de crier ni de se défendre, peut-être même pas le sentiment juste de ce qui venait de se passer.

– Ah! je suis fou… je suis fou…

Il se sauvait, déjà loin dans la garrigue dont les pierres roulaient sinistrement sous ses pieds.

À déjeuner, ce jour-là, Jean annonça qu’il partirait le soir même, rappelé par un ordre du ministre.

– Partir, déjà!… tu avais dit… tu ne fais que d’arriver…

Et des cris, des supplications. Mais il ne pouvait plus rester avec eux, puisque entre toutes ces tendresses intervenait l’influence agitante et corruptrice de Sapho. D’ailleurs, ne leur avait-il pas fait le plus grand sacrifice en renonçant à la vie à deux? La rupture complète s’achèverait un peu plus tard; et il reviendrait alors aimer sans honte, ni gêne, embrasser tous ces braves gens.