Dans la foule noire, il ne remarqua pas les deux sbires de Nicoro, flânant à une centaine de mètres derrière lui. Il n’était pas difficile à suivre, et, de toute façon, les trois quarts des chauffeurs de taxis travaillaient pour la police.
Au passage, il acheta Le Courrier de Bujumbura devant La Crémaillère, et parcourut rapidement la première page. Il y avait peu de nouvelles du monde extérieur. Apparemment, la perte du satellite n’était toujours pas publique. Tout cela ressortissait au cauchemar. Il se demandait par moments si la C.I.A. ne lui jouait pas un tour pendable. Mais, par décision présidentielle, la possession de coupe-coupe de plus de 90 centimètres de long était désormais un crime contre l’Etat.
Arrivé au Pagidas, il prit une des 2 CV en stationnement devant l’hôtel et donna l’adresse de Couderc. Maintenant, qu’ils avaient le laissez-passer, il n’y avait plus de temps à perdre.
De jour, le quartier semblait encore plus triste et la cabane de Couderc, une hutte de pionnier. Il frappa, et n’obtenant pas de réponse, poussa et resta figé sur le seuil.
Michel Couderc était étendu face contre terre, sa chemise souillée de sang et en lambeaux. Un désordre indescriptible régnait dans la pièce.
Malko s’agenouilla et retourna le corps. Couderc gémit. Son visage n’était plus qu’une croûte de sang séché. L’arcade sourcilière droite fendue sur 4 centimètres, une rigole de sang jusque dans le cou, le nez écrasé, et des meurtrissures partout. A travers la chemise, Malko aperçut des bleus énormes.
A grand-peine, il remit Couderc sur pied. Celui-ci titubait, grognant des mots sans suite. Malko l’assit, ouvrit un placard où il dénicha une bouteille de cognac japonais et lui en fit boire. Enfin, il ramassa ses lunettes et les lui remit.
Couderc s’étrangla, cracha, mais ouvrit l’œil gauche.
— Je ne pars plus, articula-t-il nettement. Foutez le camp.
Et il referma son œil valide.
C’était le bouquet.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Malko. Qui vous a fait ça ?
Sans ouvrir l’œil, Couderc dit faiblement :
— Deux négros. Les copains d’Ari. Avec des godasses italiennes, à bout pointu. Ils m’ont battu pendant une heure. Si je vous revois, ils m’ont juré de me tuer. Alors, foutez le camp. La vie est dégueulasse, mais je ne veux pas mourir.
Patiemment, Malko entreprit de raisonner Couderc. Mais plus il parlait, plus l’autre s’entêtait. Toutes les deux minutes, il éructait « Foutez le camp » et retombait dans son apathie.
— Vous préférez rester avec les nègres alors, fit Malko. Ils vous traitent si bien !
Couderc se souleva, bloc de haine, et cracha :
— Les macaques, je les vomis. Je me vengerai, je me vengerai. Attendez.
— Je n’attends rien, dit Malko. J’ai besoin de vous. Ou vous partez avec moi, ou vous êtes fichu.
— Si le Grec sait que je pars, il va me tuer.
— Il ne saura rien. Demain matin, nous partons directement et nous ne remettrons jamais les pieds à Bujumbura.
Couderc ricana :
— Comment voulez-vous faire ? On ne va pas traverser l’Afrique comme ça, sans visas.
— Un avion viendra me chercher, dit Malko. Il y aura un passeport pour vous. Et assez d’argent pour revenir en Europe.
Couderc le regarda, ébranlé. Il sentait que Malko disait la vérité.
— C’est sûr, tout ça ?
— Certain. Vous croyez, que j’ai envie, moi, de retomber sur notre ami Aristote ?
Couderc cracha des débris de dent.
— Bon. Rendez-vous demain matin, ici. D’ici là, j’aurai récupéré la voiture. Mais si vous m’avez menti, vous le regretterez. Parce que, sans moi, vous ne sortirez jamais de la forêt. On y crèvera tous les deux.
Sur ces paroles encourageantes, Malko prit congé. Le taxi l’avait attendu au coin de la rue, comme d’habitude. Il le ramena à l’hôtel.
Le commissaire Nicoro passa rapidement devant les portes closes des cellules d’isolement au sous-sol de la Santé et s’arrêta devant la dernière. Lui seul en avait la clef. Il l’avait fait équiper d’une serrure Yale pillée dans une villa abandonnée par les Belges.
Sur ses talons, Bakari et M’Polo, suivaient silencieusement.
Une ampoule nue éclairait la pièce. A première vue, elle était vide. Mais dans un coin, il y avait quelque chose qui ressemblait à un paquet de vieux vêtements. Il fallait un regard extrêmement perçant pour reconnaître un homme. Un Noir dont le visage et le corps n’étaient plus qu’un amas de chairs monstrueusement torturées.
— Est-ce qu’il a parlé ? demanda Nicoro.
Bakari secoua la tête.
— Non.
Le commissaire regarda pensivement le corps et tira sur sa tunique pour effacer un pli :
— Essayez encore.
Les deux policiers se regardèrent, gênés. A ce genre de besogne, ils risquaient de salir leurs beaux costumes. Généralement, ils venaient avec un vieux blue-jean et une chemise sale pour les interrogatoires Mais on ne discute pas les ordres du chef. Même s’ils sont injustes. Car ils avaient fait tout ce qui était humainement possible pour faire parler ce type, depuis qu’ils l’avaient interpellé à l’entrée de la Croix-du-Sud.
Son taxi 2 CV était déjà revendu. L’acheteur n’avait pas posé de questions. Et qui s’intéresserait à un petit chauffeur de taxi, un peu trafiquant sur les bords ? Sa famille se trouvait en brousse et n’en entendrait plus jamais parler.
Agacé, Bakari envoya un coup de pied dans les côtes du prisonnier. Celui-ci bougea à peine.
Nicoro fit :
— Cette fois, je veux qu’il parle. Et après, Tara[4].
Déjà M’Polo avait sorti son poignard de sa gaine. Nicoro tourna les talons. Il était à mi-chemin dans le couloir quand un cri horrible jaillit de la cellule. Il réprima une grimace de satisfaction. Ses subordonnés avaient vraiment de la conscience professionnelle pour arriver à faire souffrir une telle loque humaine. Tous les espoirs étaient permis.
Dans le premier tiroir de son bureau, il gardait le petit paquet de diamants que M’Polo avait arrachés de la bouche du suspect. Mais il avait eu beau lui couper les lèvres, il n’en avait rien tiré. Pourtant Nicoro était sûr que ce chauffeur de taxi était le maillon qui mènerait au vendeur ; que ces diamants n’étaient que des échantillons à montrer à l’acheteur étranger. Avec un peu de chance, il pourrait récupérer toutes les pierres, sans risque. Mais il fallait le faire parler.
Il ne pouvait pas savoir que le malheureux chauffeur de taxi n’était qu’un petit trafiquant sans envergure qui proposait quelques pierres à tous les Blancs qui semblaient avoir un peu d’argent.
Nicoro sortit du commissariat et se dirigea vers La Crémaillère. Un peu de badinage avec Brigitte lui ferait le plus grand bien. Quand il reviendrait, cet imbécile aurait peut-être enfin parlé.
La nuit était tiède et d’innombrables étoiles brillaient dans le ciel violet foncé. Un beau ciel d’Afrique, sillonné d’étoiles filantes. Dans sa cellule, le chauffeur de taxi achevait de mourir, sans comprendre pourquoi on s’acharnait ainsi sur lui. En sueur, M’Polo et Bakari maudissaient son obstination. Nicoro avait horreur qu’on lui tienne tête, même par personne interposée.
Au même moment, Malko, dans sa chambre de l’hôtel Pagidas, repliait une carte routière du Burundi et du Congo.
Lorsqu’il était rentré, il avait dû fermement écarter le portier qui voulait à tout prix lui expédier dans sa chambre une petite fille garantie vierge et impubère pour la somme modique de 500 francs belges.
Depuis, il étudiait son itinéraire. D’après le repérage des stations de poursuite des satellites, celui qu’il cherchait était tombé tout au sud du Burundi, entre le village de Nianza-Lac et la frontière de la Tanzanie.