Il fallait donc, à partir de Bujumbura, suivre la route bordant le lac Tanganyika jusqu’à Rumonge. Après, ce n’était plus qu’une piste serpentant dans une région déserte. Dixit Couderc.
Le retour serait plus délicat. Pas question de repasser par Bujumbura. Pas question non plus de continuer par la Tanzanie, pays hostile contrôlé par les communistes chinois. Il faudrait se faufiler sur les pistes secondaires en remontant tout le pays pour rejoindre, au nord de Bujumbura, la frontière du Congo et la franchir dans, un endroit tranquille. Enfin, il n’y aurait plus qu’à attendre Allan Pap.
Ils auraient intérêt à emporter suffisamment d’essence. Quant à l’état des pistes, tout reposait sur Couderc : ce dernier jurait qu’on pouvait encore passer. Pendant trois semaines au moins. Ensuite, il ne répondait plus de rien : c’était la saison des pluies.
Avec deux cosmonautes épuisés et peut-être blessés, cela allait être une vraie partie de plaisir.
Le téléphone grelotta, arrachant Malko à ses pensées. Une seconde il se demanda s’il n’était pas victime d’une hallucination. A quoi pouvait bien être relié Bujumbura ?
Il décrocha :
— Malko ?
C’était la voix haletante et étouffée de Jill, recon- naissable au milieu des craquements.
— Oui. Qu’est-ce qu’il y a ?
— Malko, je voudrais vous voir ce soir.
— Pourquoi ?
— Je n’ai pas le temps de vous expliquer. Mais venez chez moi. Si je ne suis pas là, entrez. Il y aura un message pour vous. C’est important.
Elle raccrocha brusquement. Comme si on l’avait interrompue. Malko n’avait plus l’esprit à ses cartes. Que signifiait ce coup de fil ? Il se méfiait de Jill, elle était complètement entre les mains du Grec. Son appel ne pouvait signifier que deux choses : ou elle avait envie de coucher avec lui, ou elle lui tendait un piège, au nom de son amant.
Dans les deux cas, il valait mieux l’ignorer. Sa mission était trop importante pour risquer de la compromettre en faisant l’amour avec un serpent à sonnettes.
En conséquence, il décida de faire comme si elle n’avait pas appelé.
Skofos, le patron du Pagidas, regardait une revue porno grecque quand la porte de son bureau s’ouvrit violemment. Il n’eut pas le temps de protester, la silhouette massive d’Ari-le-Tueur, suivi de deux Noirs en polos et pantalon, emplissait la pièce. Skofos se força à sourire : — Ça va comme tu veux ? interrogea-t-il en grec. Il haïssait cordialement son interlocuteur, mais leurs relations d’affaires étaient excellentes.
— J’ai besoin de toi, fit Ari dans la même langue. Il y a un type qui m’emmerde dans ta boîte.
Skofos pâlit. Il avait eu assez de mal à redorer la réputation du Pagidas.
— Ari, tu ne vas pas…
— Non. Je vais seulement t’en débarrasser. Tu pourras toujours vendre ses fringues pour payer sa chambre. Ecoute : dis au gars de la réception qu’il ferme les yeux s’il nous voit passer avec un gros colis. Et donne-moi un passe.
Le directeur était de plus en plus mal à l’aise.
— Je ne sais pas si… Tu comprends, il va se défendre…
Les petits yeux porcins du Grec se durcirent. Il ouvrit sa veste bois de rose et en tira un colt Cobra.
— Ou tu me donnes ce passe, ou je vais buter ton client maintenant dans sa chambre. Et c’est pas toi qui me dénonceras.
C’était un argument convaincant. D’une main tremblante, Skofos ouvrit le tiroir de son bureau et tendit un passe à son coreligionnaire.
— Pourquoi tu fais pas ça dehors ? supplia-t-il.
Ari-le-Tueur haussa les épaules.
— Parce que je ne vais pas attendre gentiment qu’il veuille bien sortir. Ce type m’a assez emmerdé. Salut.
Il se retourna, menaçant Skofos du Cobra :
— Et tâche de ne pas avoir de mauvaises idées. Si tu veux me donner un coup de main, je suis au premier, dans la chambre voisine de celle de ton client.
A peine Ari était-il parti que Skofos se mit à réfléchir désespérément. Il ne voulait pas qu’une histoire comme ça se passe au Pagidas. Si la future victime était armée, cela allait tourner au massacre. D’ici qu’on ferme l’hôtel… Et c’était difficile d’aller le prévenir.
Il eut une idée.
Sortant comme un boulet de son bureau, il fila voir le chef des boys, dans une pièce minuscule derrière la réception. Ils eurent un entretien à voix basse en swahéli. Le Noir partit dans les étages et Skofos retourna dans son bureau, un peu soulagé. Dix minutes plus tard, le boy frappait à la porte.
— Y a n’a fait, bwana.
Skofos lui jeta une pièce de 10 francs et reprit sa revue porno, un peu nerveux quand même.
Le téléphone sonna un quart d’heure plus tard. Skofos prit sa voix la plus douce.
Brusquement, le climatiseur s’arrêta dans la chambre de Malko, peut-être dix minutes après le coup de fil de Jill.
Il essaya vainement de le remettre en marche, triturant tous les boutons dont deux lui restèrent dans la main. Déjà une chaleur poisseuse envahissait la chambre. Dans une demi-heure, ce serait intenable. Toute la chaleur emmagasinée dans les murs minces de l’hôtel allait se déverser dans la pièce.
Peu soucieux de bricolage, il décrocha son téléphone. L’employé de la réception compatit à son malheur et le passa au directeur. Celui-ci, très aimable, promit de s’occuper immédiatement de la panne.
Effectivement, cinq minutes après, il rappelait : de ses explications confuses en pidgin, il apparaissait que la réparation allait durer une heure environ, et qu’il conseillait à son client d’aller dîner en attendant.
L’œil de Malko tomba sur le prospectus rose distribué à l’entrée du Palais présidentiel, vantant les délices de la boîte de nuit du Ritz Hôtel. Après tout, cela lui changerait les idées. Il raccrocha, mit sa veste et sortit de la chambre.
Sombre, cadavérique et fielleux, Nicoro tournait en rond dans son bureau. Le chauffeur de taxi était mort une heure plus tôt, sans avoir parlé. Il ne pouvait même pas accuser Bakari et M’Polo de négligence : lui-même avait eu un haut-le-corps en voyant le cadavre. Ainsi, il n’aurait pas les diamants.
La pensée de récupérer le lendemain les 40 000 dollars le consolait à peine. Il s’était habitué depuis deux jours à viser plus haut.
Il avait renvoyé les deux flics veiller sur sa proie. Pour l’instant, cet étranger lui était beaucoup plus précieux que sa mère. Une fois qu’il l’aurait soulagé de son argent, il le livrerait sans remords au Grec, mais jusque-là, M’Polo et Bakari avaient des ordres très stricts : rien ne devait lui arriver.
L’immeuble de la Sûreté était silencieux. Le seul bureau allumé était celui de Nicoro. On gratta à la porte.
— Entrez, cria le commissaire.
C’était Bakari, très agité.
— Patron, annonça-t-il, y va avoir du grabuge. M. Ari veut enlever notre type. Il a déjà tout préparé.
Nicoro devint gris de rage. Il saisit un dossier et le balança à travers la pièce. Ses cicatrices gonflées par la colère lui donnaient l’air d’un sorcier en pleine action.
— Empêchez-le, hurla-t-il.
Bakari se dandina nerveusement.
— Patron, m’sieur Ari a dit comme ça qu’il me tirait une balle dans le ventre si je faisais quelque chose. Que ce sont ses affaires. Peut-être il vaudrait mieux que vous veniez…
La rage de Nicoro s’accrut encore. Il ne se sentait pas de taille à affronter le tueur, qui n’était certainement pas seul. Il fallait ruser.
— Non, fit-il. Retourne d’où tu viens. Suis-les. S’il veut l’enlever, ce n’est pas pour le tuer. On s’arrangera après.