Il y eut un léger roulis : la Lincoln quittait la route 101. Fay aperçut un panneau vert « Los Alamos ». Ils n’étaient plus qu’à 8 milles de l’entrée de la base.
La Lincoln accéléra encore. Cette route n’était fréquentée que par des véhicules militaires. Devant, la Ford avait branché sa sirène en permanence. Déjà, les lourdes portes électriques de l’entrée B glissaient lentement sur leurs rails d’acier. Comme la consigne le recommandait, les deux sentinelles armèrent la mitrailleuse de 30 qui tenait l’entrée en batterie. Lieutenant Général ou pas, ils obéissaient.
Les deux voitures passèrent en trombe. Aussitôt, le dispatching central fit refermer les portes. Le général Fay remuait nerveusement sur son siège. Il y avait encore 5 milles à franchir, à travers l’immense base.
Ils les parcoururent dans des allées brillamment éclairées et désertes pour aboutir à un bâtiment blanc de trois étages, à l’écart du polygone de lancement des satellites et de la base de la Marine. Lorsque la Lincoln freina, le général Fay sortit de son portefeuille un badge vert qu’il accrocha à son revers. Même lui n’aurait pu descendre de voiture s’il ne l’avait pas arboré. Vandenberg, ce n’était pas cap Kennedy. Presque tous les lancements de satellites ou de fusées étaient « classifiés » c’est-à-dire secrets. L’Intelligence de l’Air Force y faisait régner une discipline de fer.
Fay jaillit de la Lincoln avant que le sergent lui ait ouvert la portière.
Deux hommes l’attendaient. Crânes rasés, lunettes, visages sans expression. L’un portait l’uniforme de lieutenant général comme lui. Il s’appelait Chips et dirigeait la Division « Evaluation des menaces ».
Il tendit une main sèche à Fay :
— Alors ?
L’autre — un colonel — secoua la tête en l’entraînant par le bras :
— Une chance sur mille. Nous, nous l’avons perdu depuis dix minutes. Seul, Prétoria les suit encore. Mais leur émetteur est trop faible pour eux. Par contre, ils les entendent.
Fay serra les mâchoires. Ainsi, il n’y avait plus d’espoir. Depuis que la base existait, c’était le premier gros pépin. Ça devait arriver.
Ils entrèrent dans le bâtiment blanc gardé par un M.P. qui examina leur badge, et allèrent droit à une grande salle du rez-de-chaussée. Le panneau du fond était une immense projection du globe terrestre, strié de lignes multicolores vivantes qui apparaissaient et disparaissaient sans cesse : les trajectoires de tous les satellites secrets lancés les uns de Vandenberg, et les autres par les Russes, visualisés sur un écran radar.
— Où en sommes-nous ? demanda le général Chips à un capitaine assis en face du tableau devant une batterie de téléphones et d’oscillateurs cathodiques.
Le capitaine était très pâle mais il répondit d’une voix calme.
Prétoria l’a encore sur ses écrans. Grâce au laser, nous savons où il se trouve à quelques centimètres près. Mais dans une minute, nous n’aurons plus d’écho, il sera trop bas.
— Où est-il, aboya Fay.
Respectueusement, le capitaine se tourna vers lui.
— Il va tomber dans le lac Tanganyika, sir, tout près du bord.
— Quel pays ?
— Le Roy… Pardon, sir, la république du Burundi.
Fay regarda la carte. Il pensait au petit satellite brillant recouvert de ses 350 facettes pour mieux capter la lumière du soleil qui allait s’engloutir dans les eaux sombres du grand lac d’Afrique.
— Etes-vous absolument certain de la position ? demanda-t-il.
— Oui, sir, et, de toute façon, nos ordinateurs sont en train de la vérifier. L’erreur ne peut pas dépasser quelques centaines de mètres.
Ça leur faisait une belle jambe de savoir où il était tombé ! En ce moment, une petite armada de la 7e flotte croisait en plein océan Indien, attendant le satellite S 66 de la série Discoverer. Il n’y avait guère qu’une erreur de 12 000 kilomètres.
Si c’était une erreur. Pour cela, il fallait supposer que tous les ordinateurs I.B.M. qui calculaient la trajectoire du satellite et télécommandaient les rétrofusées étaient devenus fous.
Fay tourna les talons. Ici, il n’y avait plus rien à faire. Suivi de Chips et du colonel, il monta dans son bureau, au premier, ouvrit une armoire métallique et en tira un classeur qu’il déplia sur une table. Les deux techniciens s’étaient assis en face de lui.
Pensivement, Fay parcourut des yeux la première page du dossier : rien qu’il ne sache déjà. Le satellite était un N.D.S. : Nuclear Détection Satellite. Il avait été lancé deux jours plus tôt de Vandenberg par une fusée Titan 3 C, qui l’avait délicatement posé à 200 kilomètres de la terre sur une orbite polaire, ce qui lui permettait de survoler plusieurs fois par jour les pays civilisés. « Si on peut appeler la Chine un pays civilisé », pensa in petto le général.
Il décrocha son téléphone et ordonna :
— Demandez-moi Washington immédiatement. La C.I A., Division Renseignements, Office des Evaluations nationales. Je veux tout savoir sur la situation politique du Burundi. Rappelez-moi dès que possible.
En attendant, il se plongea dans la contemplation morose de deux photos accrochées à son dossier : le capitaine Keeney Nasser et le major Frédéric Ayer. En ce moment, ils devaient être en train de flotter sur les eaux du lac Tanganyika. Les capsules spatiales pouvaient flotter plusieurs heures, sauf avaries. Et il y avait à bord un dinghy de secours.
— Il vaudrait peut-être mieux qu’ils soient morts, dit pensivement le général.
Les deux autres acquiescèrent, silencieusement. Sur les trois hommes planait le spectre de Gary Power, le pilote de l’U 2 capturé par les Russes.
Quand une opération est ratée, il vaut mieux qu’elle le soit complètement. Les veuves seraient largement dédommagées ; quant aux deux cosmonautes, ils savaient les risques qu’ils couraient.
— Le dispositif de sécurité a dû être déclenché par Prétoria, avança Chips.
Le dispositif de sécurité, comme disait pudiquement le général, c’était une charge de T.N.T. volatilisant le satellite espion en cas de coup dur. Bien entendu, les pilotes n’étaient pas au courant de ce gadget utile mais néfaste pour le moral.
Le téléphone sonna. Washington. L’office des Evaluations nationales était une machine merveilleusement au point. Il pouvait fournir presque instantanément des renseignements sur la situation politique de n’importe quel pays du monde avec l’exposé de ce qui allait se produire dans n’importe quel secteur dans le proche avenir. Fay brancha le téléphone sur un haut-parleur pour que ses collaborateurs puissent entendre le rapport.
« Voici ce que nous possédons de plus récent sur le Burundi, annonça une voix indifférente. Dès demain vous aurez un rapport plus complet.
»La République du Burundi a rompu les relations diplomatiques avec les U.S.A. il y a onze mois, après avoir jeté l’ambassadeur en prison.
»Le président de la République actuel, Simon Bukoko, a vingt-cinq ans. Il cumule aussi les charges de Premier ministre, ministre de la Justice et de la Fonction publique. Farouchement xénophobe.
» Il a renversé le mwami (roi) il y a huit mois. A également rompu toutes relations avec la Russie après avoir renvoyé une importante mission agricole.
» L’homme fort du pays est le ministre de l’Intérieur, Victor Kigeri, pro-chinois, qui entretient des rapports étroits avec la Tanzanie voisine, également pro-chinoise. On dit qu’il projetterait une Fédération. Peu de rapports avec les pays voisins, Congo et Ruanda.
» Le Burundi a voté pour l’admission de la Chine à l’ONU. Récemment, plusieurs dizaines de syndicalistes noirs ont été sommairement exécutés à Bujumbura, la capitale du pays, ce qui a entraîné une protestation solennelle de l’I.L.A.