Elle rougit sous son examen ; il se hâta de dissiper la gêne :
— Pourquoi nous avoir accueillis ainsi ? Ce n’est pas la coutume, j’imagine ?
Une lueur noire passa dans les yeux d’Ann.
— On m’a prévenue. Des Noirs du village voisin ont fait savoir que deux hommes, des Blancs, des trafiquants de diamants, s’étaient réfugiés sur mes terres après avoir échappé à la police lancée à leur trousse. Ce n’est pas la première fois. Alors, j’ai pris ma carabine, des boys, et je suis partie à votre recherche.
— Je vois.
— Si vous n’êtes pas trafiquant, que faites-vous ici ? demanda Ann. Ce n’est même pas une région de chasse.
Moment délicat ! C’est dans ces minutes-là que Malko montrait sa supériorité sur les professionnels purs, trop conditionnés aux règles essentielles du métier pour prendre la moindre liberté avec elles.
Une chose était certaine. Ann tenait sa vie entre ses mains. Et il sentait que s’il lui racontait le moindre mensonge, c’en serait fait de sa fragile confiance.
Bien sûr, un agent de renseignements ne doit jamais se découvrir. Mais mort, il serait d’une piètre utilité à la C.I.A.
Ils étaient toujours debout dans le sentier, face à face. Il chercha son regard et le «verrouilla».
— Ann, quel âge avez-vous ?
— Mais… vingt-cinq ans…
— Etes-vous capable de garder un secret ? Pour tout le monde, même pour votre père ? Et pour aussi longtemps que vous vivrez, où que vous soyez ?
— Oui.
— Asseyez-vous.
Elle lui obéit et ils s’assirent tous les deux au bord du sentier.
Malko raconta rapidement son arrivée au Burundi et ses démêlés locaux, glissant sur l’épisode Jill.
— Mais pourquoi les trafiquants ont-ils voulu vous tuer ? demanda Ann.
— Parce que tout le monde est persuadé que je suis au Burundi pour acheter un lot de diamants clandestins. Vous allez être la seule à connaître la vraie raison de mon séjour.
— Je suis en mission pour le gouvernement américain. Je recherche deux hommes perdus dans le Sud. Il faut absolument que je les retrouve.
Elle ouvrit de grands yeux.
— Mais pourquoi ne pas envoyer une mission officielle ?
Il lui expliqua le triste état des relations diplomatiques entre le Burundi et son pays d’adoption. Insistant sur la susceptibilité des Noirs, pour tout ce qui touchait leurs prérogatives nationales. Et sur l’urgence qu’il y avait de récupérer les deux Américains égarés dans ce pays hostile.
Ann secoua la tête :
— Je ne comprends pas. Le Sud est une région sauvage, sans route. Leur avion est tombé ?
— C’est un peu cela, dit Malko. Eux aussi étaient en mission secrète. Une mission ingrate, et dangereuse, mais très importante pour leur pays.
La jeune fille cherchait à assimiler tout ce que lui disait Malko. Elle leva la tête et demanda timidement :
— Mais alors, vous êtes… un espion ?
Il y avait une imperceptible réticence dans sa voix. On sentait que ce mot était associé chez elle à quelque chose de laid.
— C’est un mot que nous ne prononçons jamais, admit Malko. Disons que je travaille pour un service de Renseignements.
Elle rougit :
— Pardon. Je vous ai blessé. Je ne voulais pas.
Instinctivement, elle avait posé sa main sur la sienne. Ils restèrent ainsi une seconde, puis elle se leva brusquement :
— Rentrons. Mon père va s’inquiéter en ne me voyant pas.
Le sentier était bordé de bambous épais. Tout en marchant, Ann expliqua à Malko qui elle était.
— Mon père a cette propriété depuis trente ans, dit-elle, lui-même est né en Rhodésie et ma mère était belge. Il ne veut pas s’en aller. De toute façon, depuis l’Indépendance du Burundi, elle est invendable. Les Blancs n’en voudraient pas et les Africains la paieraient une bouchée de pain. Alors nous restons. D’ailleurs, j’aime ce pays. Je crois que je ne pourrai pas vivre en Europe. Je n’y ai été que deux fois seulement.
— Mais c’est terriblement isolé ?
Une ombre passa dans la voix d’Ann.
— Bien sûr. Tous les deux ou trois mois, nous allons en Rhodésie ou au Congo faire du shopping ou voir des amis. Il y a d’autres plantations comme les nôtres au Kassaï. On se voit de temps en temps. Je n’aime pas quitter mon père. Ma mère est morte et nous sommes tous les deux seuls.
— Et les Noirs ?
Elle haussa les épaules.
— Jusqu’ici, ça va. L’éloignement de Bujumbura nous épargne les petites tracasseries administratives. Les plus dangereux sont ceux des tribus qui redeviennent sauvages peu à peu et font des raids de pillage. On a quelques Noirs fidèles, pour des raisons tribales. Nous les avons armés. J’ai peur qu’un jour nous soyons obligés de partir, comme au Congo ou au Kenya, mais je n’arrive pas à me faire à cette idée.
Ils débouchèrent sur une superbe pelouse aussi verte que l’Irlande.
— La fierté de mon père, expliqua Ann. Il faut six boys en permanence pour s’en occuper.
Au-delà de la pelouse, il y avait une des plus étranges maisons que Malko ait jamais vues. On aurait dit une maison coloniale américaine, avec une grande véranda et des colonnes. Mais elle avait d’étranges fenêtres rondes et était flanquée de chaque côté, d’une petite tour, comme un château fort miniature.
Le tout était peint en blanc, comme un décor de dessin animé.
Derrière, on apercevait d’autres bâtiments en bois, la ferme et le logement des Noirs. Tout était net et tiré au cordeau. On se serait cru en Europe, sans les arbres immenses qui parsemaient le domaine.
Devant la maison, Couderc, toujours l’arme à la hanche, les trois Noirs et un inconnu formaient un petit groupe.
— C’est mon père, souffla Ann.
Il avait les cheveux presque rasés, une stature d’athlète et un teint bronzé qui faisait ressortir d’extraordinaires yeux bleu faïence. En voyant Ann, il eut un sourire traduisant son soulagement. Elle se hâta de le rassurer.
— Daddy, annonça-t-elle, on nous avait raconté des histoires. Ces gens sont parfaitement honorables. Mais ils ont eu des ennuis avec l’administration à Bujumbura.
M. Whipcord sourit encore et tendit sa main à Malko.
— Dans ce cas, monsieur, vous êtes le bienvenu dans ce domaine, aussi longtemps qu’il vous plaira d’y rester.
Il avait dû être très beau et ses traits réguliers étaient pleins de charme. Sa poignée de main broya les phalanges de Malko. Celui-ci se présenta et s’excusa de son intrusion.
— Je ne serai pas en mesure d’accepter longtemps votre hospitalité, précisa-t-il. Car je dois continuer mon chemin, aussi vite que possible.
M. Whipcord était un gentleman. Il ne demanda pas à Malko quelles étaient ces obligations urgentes.
— Vous semblez épuisé, remarqua-t-il. Je vous fais préparer deux chambres, afin que vous preniez un peu de repos.
Michel Couderc regardait alternativement Malko et Ann. On sentait qu’il avait envie de se pincer : il les avait laissés pratiquement en train de se battre et ils semblaient prêts à tomber dans les bras l’un de l’autre. Décidément, cet homme aux yeux dorés lui réserverait toujours des surprises. Mais il avait bien trop mal au crâne pour réfléchir. Il se laissa guider jusqu’à sa chambre par un des boys après avoir posé la carabine sur la table de la véranda.
Malko s’assit dans un fauteuil de rotin. Un boy apporta un plateau avec une bouteille de gin, du tonic et des verres.
Ils trinquèrent tous les trois, puis le père d’Ann s’excusa et partit à grandes enjambées dans le domaine.
Ann et Malko restèrent seuls. L’alcool lui fit du bien. Mais il aurait payé cher une bonne vodka russe. Après tous ces revers, il avait vraiment besoin d’une pause…