Soudain une cabane apparut en retrait de la route. Quatre piliers de bambou avec des feuillages.
— C’est là, fit le Noir. Eteignez la lumière.
Malko sursauta. Ann avait stoppé.
— Non. Je veux voir ce qui se passe.
Le Noir haussa les épaules.
— Comme vous voudrez, bwana. Alors, cornez.
Ann actionna l’avertisseur plusieurs fois. Le son se répercutait à l’infini. Malko pensait à l’ironie de cette voiture klaxonnant en pleine brousse africaine. Cela avait quelque chose de surréaliste.
Soudain, deux Noirs apparurent dans la lumière des phares. Ils étaient nus, à l’exception d’un pagne. Chacun balançait un lourd gourdin.
Au même instant, quelque chose bougea dans le noir, près de la cabane. Des silhouettes indistinctes. Ann braqua le phare orientable. Ils étaient trois ; l’un d’eux portait un fusil mitrailleur F.A.L. en bandoulière. Quand la lumière les frappa. Ils s’immobilisèrent, comme des insectes paralysés.
Malko appuya brusquement le canon de la carabine sur la nuque du Noir.
— Dites à vos amis qu’au premier geste suspect la première balle est pour vous. Et il y en aura d’autres pour eux.
Le Noir se mit à trembler. Ses grosses lèvres étaient toutes sèches. Ce Blanc qui ne le tutoyait pas lui faisait peur.
— Pas de blague, bwana, pas de blague, murmura-t-il. Eux pas méchants, peur seulement.
— Pourquoi sont-ils si nombreux ?
— Pour faire honneur, c’est escorte du fétiche.
Au même instant, Ann poussa un petit cri. A droite de la route, à 5 mètres de la Land Rover, deux Noirs immobiles armés de lances, venaient d’apparaître.
— C’est une embuscade, dit Malko.
Le moteur de la Land Rover tournait. C’était tentant de foncer dans le tas. Mais où menait cette piste ?
Ils pouvaient très bien tomber dans un piège à éléphants ou un cul-de-sac.
— Attends, dit Ann, je ne crois pas qu’ils nous veuillent du mal.
Au même instant une silhouette majestueuse apparut sur la piste : un Noir de haute taille vêtu d’une façon extraordinaire. Ses reins étaient ceints d’une peau de léopard, et il portait une étonnante coiffure de raphia, de perles multicolores et de plumes de perroquet. Avec, en sautoir, une paire de lunettes de soleil «Raybann» de l’armée américaine. Tout son visage était strié de raies blanches.
Il s’avançait vers la voiture, une lance dans la main droite et un sac de peau dans la gauche.
— C’est le féticheur, murmura Ann. Il vient pour la palabre. Pour le moment, nous ne risquons rien.
L’homme s’avança sur le côté droit et échangea un signe de tête avec Basilio. Puis il attendit en silence.
Ann parla la première en swahéli. Le féticheur répondit. Pendant plusieurs minutes, le dialogue se poursuivit, incompréhensible pour Malko. Quand Ann parlait le dialecte, c’était un autre personnage, qui lui échappait complètement. Enfin, elle se tourna vers lui.
— Je crois que nous y sommes. Il raconte qu’il y a quelques temps, deux Blancs sont tombés du ciel, près des pêcheurs de son village.
— Où sont-ils ?
Elle eut un geste d’apaisement.
— Attends. Nous sommes en Afrique. Il ne faut pas le brusquer. Faire parler un nègre c’est aussi difficile que de vendre des baignoires dans une ville sans eau courante.
— Qui est-ce, lui ?
— Un féticheur, un sorcier, si tu veux. Important. Parce qu’à la première révolution, les troupes gouvernementales ont jeté au feu tous les petits sorciers sans importance. Pour raffermir l’autorité du pouvoir central.
La palabre reprit, Ann descendit de voiture et s’accroupit sur la route, en face du sorcier. Malko descendit aussi, la carabine à la main. Il se plaça en face du groupe des Noirs dans la lumière des phares, réprimant un rire nerveux : si les bureaucrates de la C.I.A. avaient pu assister à la scène, cela aurait justifié les notes de frais les plus fabuleuses… Enfin, il touchait au but… Avec un peu de chance, dans quelques heures les deux Américains seraient sauvés.
Ann se tourna vers Malko.
— Il demande pourquoi tu veux ces deux Blancs ?
— Dis-lui que ce sont mes amis.
Elle traduisit. Impassible, le sorcier aboya une phrase courte.
— Combien veux-tu donner ? demanda Ann, entrant dans le jeu.
Malko décida de frapper un grand coup. On se débrouillerait après. D’abord, savoir où ils étaient.
— Je peux donner 5000 dollars par homme, dit-il.
Ann traduisit.
Il y eut un long moment de silence. Puis le sorcier se tourna vers les autres Noirs et les harangua d’une voix furieuse. Ensuite, il reparla à la jeune femme :
— Il demande, si tu es vraiment prêt à donner cette somme ?
— Bien sûr, fit Malko un peu agacé par ce marchandage.
C’était quand même incroyable qu’en plein XXe siècle, il soit en train d’acheter la liberté de deux Blancs, au cœur de l’Afrique. Mais, seuls, ils auraient pu chercher des semaines dans cette jungle inextricable…
Le sorcier écarquillait les yeux, guettant la réponse de Malko, ce qui lui donnait l’air d’un hibou. Brusquement, il les rétrécit, les fermant presque, et une larme coula au bord de sa paupière.
C’était tellement imprévu que Malko faillit éclater de rire.
— Qu’est-ce qu’il lui prend ? demanda-t-il.
Il n’avait pas remarqué la pâleur subite d’Ann. Elle bredouilla :
Il dit que c’est dommage que nous ne l’ayons pas trouvé plus tôt.
— Pourquoi ?
Ann ne répondit pas tout de suite, détournant la tête. Brusquement, Malko fut pris d’un affreux pressentiment.
— Ils les ont tués !
Le sorcier, la tête penchée, pleurnichait.
Malko avait une furieuse envie de faire un carton sur ces larmes de crocodile. Avoir couru tous ces dangers pour trouver deux cadavres !
— Où sont les corps ? demanda-t-il. Comment sont- ils morts ?
Peut-être, après tout, qu’ils avaient été blessés au cours du retour sur terre.
Ann ne répondit pas. Brusquement Malko s’énerva :
— Mais enfin, parle ! Qu’y a-t-il ?
— Ils les ont mangés, murmura Ann.
— Quoi ?
Malko s’était dressé, la carabine à la hanche. Le sorcier fit un brusque saut en arrière.
— Ce n’est pas vrai, dit Malko. Ils veulent nous faire peur pour avoir une rançon plus forte.
Ann secoua la tête tristement, et répéta :
— C’est vrai. Ce sont des sauvages, tu sais.
Le monde basculait autour de Malko. Mangés ! C’était insensé, incroyable, anachronique. Sa raison se refusait à l’admettre. Toutes les histoires horribles qu’on avait racontées durant la révolution congolaise lui revenaient en mémoire. Là aussi, il y avait eu de nombreux cas de cannibalisme. Il fut submergé par une vague de dégoût. Et c’étaient ces Noirs bien polis qui se tenaient sagement autour de lui qui avaient commis cette horreur !
— Pourquoi ont-ils fait cela ? parvint-il à articuler.
— Il paraît qu’un des hommes s’est noyé dans le lac. L’autre est resté plusieurs jours dans le village.
Elle baissa la voix.
— Ils l’ont tué parce qu’il voulait partir. Après, ils ont voulu préparer un fétiche le N’samu, qui permet aux sorciers de marcher dans les airs. Parce que ces Blancs étaient tombés du ciel. Pour cela, il faut un certain os du crâne et un doigt. Ensuite, ils ont mangé les corps parce qu’ils avaient faim. Il n’y a presque plus d’animaux sauvages par ici.