Le féticheur était là. Il n’avait plus sa coiffure en plumes de perroquet mais portait toujours son pagne en peau de panthère. Trois autres Hutus étaient assis à croupetons près de lui. Il salua les arrivants et leur fit signe de s’asseoir sur un tronc tenant lieu de banc. Le village était petit. Une vingtaine de cases misérables, en bois, en feuilles et en boue rouge séchée. La plus grande devait appartenir au féticheur. Un masque de terre cuite était accroché au-dessus de l’ouverture ovale. Ce qu’on appelait dans les villages évolués «la paillote culturelle». Malko avait surmonté son dégoût pour venir. Il devait s’assurer qu’aucune trace du satellite ne subsistait.
Très mondain, le sorcier aboya un ordre et un petit négrillon arriva avec un broc contenant du café. On le servit dans des calebasses en cocotier. Puis, sérieux comme un pape, le Noir versa quelques gouttes d’une fiole tirée de sa poche dans son café et fit passer à la ronde. Quand elle arriva à Malko, il eut un haut-le-corps : c’était du liniment Sloan. Ann précisa :
— C’est leur pousse-café. Ils adorent ça.
Même sans liniment, le café était à faire vomir. Malko grignota quelques graines de kapoquier pour se donner une contenance, regardant autour de lui. C’est ici qu’étaient morts Keeney Nasser et Frédéric Ayer. Mangés ! Incroyable ! L’œil bovin, quelques femmes et des vieillards regardaient les étrangers du seuil des cases. Fait étonnant, on ne voyait aucun enfant.
Malko en avait assez.
— Demande-lui de nous montrer l’endroit où sont tombés nos amis, dit-il.
Ann transmit et le sorcier se leva. En file indienne, ils partirent vers le bord du lac. Il y avait une sorte d’embarcadère en bois avec une demi-douzaine de pirogues. Le sorcier s’arrêta et désigna un point du lac à 500 mètres du bord…
— C’est là, traduisit Ann.
Malko regardait de tous ses yeux. L’eau verte était immobile. Pas une ride. Mais la berge marécageuse grouillait de crocodiles.
— Je pourrais aller là-bas ? demanda-t-il.
C’était idiot. Il ne pouvait pas plonger, mais c’était plus fort que lui. De plus ces pirogues semblaient abominablement instables.
Le sorcier à qui la question avait été traduite, fit signe à deux Noirs.
— Restez là, Ann, dit Malko. Inutile de vous faire courir des risques inutiles.
Mais la jeune femme avait déjà embarqué.
— Ne dites pas de bêtises. Comment leur parleriez-vous ?
A genoux au milieu de la pirogue, Malko et Ann regardaient en silence les deux pagayeurs. Le sorcier était assis à l’avant. Soudain, il émit un son guttural et les Noirs cessèrent de pagayer.
— C’est là, à peu près, dit Ann.
— Est-ce profond ?
Ann traduisit et le sorcier hocha la tête.
— Il dit que le lac est très profond, tout de suite. On n’a jamais vu le fond parce qu’il y a beaucoup de vase. Et personne ne plonge, car ils pensent que le lac est hanté par des esprits. Il paraît que l’engin des deux hommes a disparu très vite. C’est pour cela qu’un d’eux s’est noyé.
— Bon, rentrons.
Le satellite resterait jusqu’à la fin des temps au fond du lac Tanganyika, protégé par les esprits. Les films ultra-secrets des installations chinoises étaient en sûreté. Le Tanganyika, 600 kilomètres de long, avait jusqu’à 1500 mètres de profondeur…
Ils revinrent en silence au village.
Malko regardait le sorcier avec une furieuse envie de lui flanquer un énorme coup de pied dans le ventre.
— Partons, dit-il. Cet endroit me dégoûte.
Ann donnait déjà des ordres pour qu’on tire la Land Rover. Maintenant, il sortait des Noirs de tous les coins, riant et criant. Ils attachèrent une corde au pare-chocs et entreprirent de haler le véhicule sur la pente. Ann était au volant et les autres grimpaient pratiquement la pente boueuse à quatre pattes. Ils croisèrent un nègre albinos, aveugle, traîné par un enfant. Un syphilitique héréditaire, mascotte du village.
Enfin, ils atteignirent le haut de la pente. Les Noirs les regardèrent partir, sans la moindre expression. Malko se retourna une dernière fois vers le lac. Cette eau verte et calme lui faisait horreur.
La piste était déserte. Ils roulèrent cinq heures avant de retrouver leur campement. Fourbus, Malko et Ann s’affalèrent sur les lits Picot. La nuit tombait.
— Et maintenant ? demanda Ann doucement.
— Maintenant… il n’y a plus qu’à rentrer.
Malko se dressa sur son séant et sourit à Ann.
— Tu sais que ta tête est mise à prix ? lui dit-elle. Et que toute l’armée burundienne te recherche ? Ils sont quand même 800 au moins… Les grand-routes sont certainement surveillées.
— Notre seule chance, dit Malko, c’est le Congo. Mon rendez-vous avec Allan. Sinon, tu n’as plus qu’à m’offrir un arpent de terre à défricher…
Chapitre XVII
Il n’y avait pas plus d’une faute d’orthographe par ligne, mais le texte était quand même assez évocateur : «100 000 francs burundiens de récompense, mort ou vif. Dangereux trafiquant ayant abattu un innocent chauffeur de taxi et fomenté un «complot» pour renverser la République.»
Malko était presque reconnaissable, mais l’encre avait bavé et le faisait ressembler au fils de Frankenstein.
Ann et Malko restèrent une minute à contempler l’affiche officielle collée sur l’épicerie de brousse. C’était gai. Pour qu’elle soit parvenue jusqu’à ce point reculé du Burundi, cela signifiait que les recherches n’étaient pas simulées. Le président Simon Bukoko avait eu si peur qu’il tenait à sa vengeance Malko pensa à Brigitte Vandamme. Pourvu qu’elle s’en soit bien tirée !
Un Noir sortit du magasin pour contempler les Blancs. Ann serra le bras de Malko. Tranquillement, celui-ci détacha l’affiche, la plia et la glissa dans la poche de sa chemise. Le Noir regardait la cime d’un banian. Prudent. Malko se dit que, s’il revoyait un jour son château, cela ferait une excellente décoration pour la bibliothèque.
— Nous voulons boire et manger, dit Ann.
L’autre ne se fit pas prier. Le commerce avant tout.
Ils eurent même droit à des coca-cola tirés d’une caisse tiède. Une demi-heure plus tard, ils remontaient dans la Land Rover, l’estomac calé par une livre de riz au piment. Cela changeait des «agahuzas» : petits poissons du lac qui ressemblaient à des harengs. Le Noir les regarda partir, un billet dans la main. Pour l’affiche, il dirait que le vent l’avait déchirée.
Un mille après la sortie du village, Malko arrêta la Land Rover. La piste bifurquait. Ann tira la carte et l’étala sur le capot.
— Nous sommes ici, à peu près, fit-elle.
Son doigt indiquait un point près de Bukirasazi, au beau milieu du Burundi. Ils devaient remonter encore vers le nord, laissant à l’ouest Bujumbura, presque jusqu’à la frontière du Ruanda. Ensuite, filer vers le Congo, direction Bukawu. Tout de suite après la frontière se trouvait le terrain abandonné où Allan Pap avait donné rendez-vous à Malko.
Bien entendu, tout ce trajet ne pouvait s’effectuer que par de petites pistes, les grands itinéraires étant surveillés par l’armée burundienne au grand complet.
Ils n’avaient pas le choix. A l’ouest, c’était le lac Tanganyika. Difficile et long à traverser à la nage. Et à l’est, la Tanzanie où les Chinois faisaient la loi…
— Laquelle prenons-nous ? demanda Malko.
— Si nous allons à gauche, c’est bon, mais nous remontons vers Mwaro. On risque de rencontrer un barrage.
— Et l’autre ?
— C’est une piste abandonnée. Pas un soldat ne s’y risquera. Mais je ne sais pas combien de temps nous mettrons.