— Combien de kilomètres ?
Ann haussa les épaules.
— Ça ne veut rien dire. 250, peut-être, jusqu’à la frontière, mais on peut mettre un mois, ou plus…
Malko éprouva un désagréable fourmillement dans les mains. Allan Pap ne viendrait pas indéfiniment au rendez-vous. Et sans lui, ils n’avaient plus qu’à traverser l’Afrique sans passeport avec, aux trousses, toutes les polices des pays indépendants. Il voyait mal la C.I.A. envoyer un safari-secours.
— On ne peut pas se permettre une petite guerre avec l’armée burundienne, dit Malko. Prenons la mauvaise piste, Ann, et il faut que nous mettions quatre jours.
Comme ça, on arriverait pile pour le rendez-vous.
Ann continuait à étudier la carte. Elle désigna un point.
— Pour rejoindre le rendez-vous, nous devons passer par la piste de Bukawu. Ils nous attendront certainement là. Il y a un point de passage obligatoire. Un pont.
— On peut abandonner la voiture.
— Et la rivière ?
— Tant pis. On verra quand nous y serons.
Ils repartirent. Cette fois, Malko prit le volant. Ses avant-bras avaient démesurément enflé : les moustiques. Le col de sa chemise lui sciait le cou, à cause de l’humidité. Il passa délicatement la première et démarra. Ann s’était tassée sur l’autre siège à côté de lui et s’endormait déjà, les bottes coincées sous le tableau de bord. A l’arrière, Basilio, en boule, somnolait sur quatre jerricans d’essence et la tête de Keenie. La carabine américaine était sur le plancher, sous les pieds d’Ann.
La piste n’était qu’un bourbier étroit et sinueux coupé de lianes et de vieilles souches. Les deux murailles vertes de la forêt semblaient se rapprocher sans cesse. Il n’y avait pas 10 mètres sans virages… Craboté, à 15 kilomètres à l’heure, Malko s’engagea dans une descente glissante.
La forêt tropicale, c’est comme le désert : on sait quand on y entre, on ne sait jamais quand on en sort. Il n’y a pas de point de repère. Des arbres. Des arbres, des lianes, des singes et des perroquets. Et, bien sûr, les termitières et les souches au milieu. On se dit qu’on n’en sortira pas, qu’à perte de vue, la forêt continue, qu’on va y crever.
Cela fait deux jours que Malko et Ann roulent sur les pistes. En dépit de la boussole et des affirmations de la jeune femme, ils ne savent pas s’ils sont perdus ou non. Cent fois, ils se sont trouvés devant des embranchements envahis par la forêt, cent fois, ils ont eu à choisir, presque au petit bonheur.
En principe, la frontière du Congo n’est pas loin : une centaine de kilomètres — une éternité. Impossible de rouler de nuit : les phares n’éclairent pas tous les pièges de la piste. A 5 heures, dès que l’obscurité s’est installée, il faut s’arrêter. Une fausse manœuvre et ce serait l’enlisement définitif dans l’humus spongieux des bas-côtés.
Au volant, Malko ne sent plus ses mains. Pourtant, ils se relaient, pour conduire, toutes les deux heures. Ils viennent de mettre cinq heures pour parcourir 10 kilomètres de gadoue immonde. C’est presque plus reposant de pousser que d’être au volant. Ann, avec de grands cernes noirs sous les yeux, dort en dodelinant de la tête. Basilio flotte dans sa chemise. Il a attrapé une sale diarrhée et il se vide. Les yeux fous, il contemple les arbres à perte de vue.
Trois fois, ils ont passé un hameau. Des paillotes avec un champ de manioc débroussaillé au feu et quelques vaches. Les Noirs les ont regardés avec de grands yeux. Leur Land Rover est aussi inattendue qu’un chameau sur la Cinquième Avenue.
Malko stoppe. Il n’en peut plus. Dans sa tête, une seule idée : le Congo et le rendez-vous avec Allan. Les dents serrées, il compte les dixièmes de mille sur le compteur. Quand il s’arrête, Ann s’effondre sur son épaule avec une esquisse de sourire. La veille, ils ont fait l’amour pendant que Basilio dormait, sur une toile de tente. Ann pleurait de fatigue, d’énervement, de cafard. Ils sont restés là jusqu’à ce que l’humidité les envahisse. Malko rêvait de son château et de sa cheminée. Ou simplement d’un endroit sec.
Cette nuit-là, ils ont dormi sans avoir mangé. Malko a une envie folle de quitter ces pistes pourries pour retrouver une vraie route. Quitte à se faire prendre. N’importe quoi. Mais plus ces fondrières perpétuelles. Il y a des moments où l’instinct de conservation cède au besoin de confort.
Et puis, brusquement, c’est le jour. Les babouins hurlent et se poursuivent, sans oser s’approcher. Comme un somnambule, Malko met le contact et repart. Ann et Basilio ne se sont même pas réveillés.
La forêt s’éclaircit et la piste est moins accidentée. Malko a envie de hurler de joie. Brutalement, ils débouchent sur un plateau dégagé, recouvert d’herbe piquante. Le sol est sec et la latérite rouge s’étend devant eux sur 10 kilomètres. Malko réveille Ann :
— Regarde !
Elle se secoue, ouvre les yeux, arrive à sourire et balbutie :
— C’est une ancienne plantation de café abandonnée. Après, il y a encore un peu de forêt et nous rejoignons la grande piste de Bukawu.
Ils roulent encore dix minutes et stoppent. Malko et Ann descendent. Le soleil chauffe diaboliquement, mais ils ne s’en aperçoivent même pas. Ann avait raison. Ils ont franchi la forêt. Ce soir, ils coucheront au Congo. Etendus dans la savane, ils rêvent. C’est un étrange silence après les murmures incessants de la forêt. Malko prend la main d’Ann. Il veut ramener quelque chose de cette mission ratée. Il a envie qu’Ann reste avec lui.
Tout à coup, un bourdonnement remplit l’horizon. C’est Malko, avec ses réflexes de civilisé, qui le premier, saute sur ses pieds :
— Un avion !
II approche, volant très bas, perpendiculairement à la piste. C’est un broussard, à aile haute, monomoteur.
— Nom de Dieu !
Instinctivement, Malko a bondi sur la carabine américaine, mais baisse son arme. Si c’était Allan !
Le broussard passe à 10 mètres d’eux. On distingue le visage du pilote et de l’observateur. Le pilote est blanc, l’autre noir, avec l’uniforme vert et blanc de l’armée burundienne. L’avion porte les cocardes du pays. Ils en ont trois comme ça. Déjà, il vire gracieusement et revient sur eux.
— Ils vont tirer sur nous, dit Malko.
— Non, dit Ann. Ils n’ont pas d’arme. Les instructeurs belges n’ont pas voulu. C’est trop facile pour les coups d’Etat.
Le broussard repasse, soulevant un nuage de poussière rouge. L’observateur a fait un geste incompréhensible. Il repasse deux fois, puis pique sur la forêt en face d’eux, survolant la piste, et disparaît, menaçant.
— Nous n’aurions jamais dû nous arrêter en terrain découvert, dit Malko.
Ann secoue la tête.
— Il n’y a rien à regretter. Ils nous attendaient.
C’est par ici que passent tous les trafiquants de diamants. Ils vont donner l’alerte au poste avant le Congo.
Lourd silence. Malko songe avec nostalgie à Krisantem, Chris Jones et Milton Brabeck[13]. Avec ces trois-là et un peu de matériel, l’armée burundienne aurait su ce qu’était un Waterloo.
— Tant pis, on y va, dit-il.
En silence, ils remontent dans la Land Rover et reprennent la piste, tout doucement. Ce n’est guère plus brillant que la forêt, mais au moins on voit où on est. Ils mettent cinq heures à travers l’ancienne plantation, s’arrêtant souvent pour observer. Mais l’avion a disparu et les hautes herbes de la savane ondulent doucement à perte de vue.
Ils zigzaguent encore sur leur piste étroite, puis, aux premiers arbres ils tombent sur la vraie piste, large de dix mètres, presque une autoroute. Pas moyen de se tromper : cloué à un manguier un écriteau annonce fièrement : Route fédérale n° 1. Bukawu : 60 kilomètres.