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Toujours le lyrisme tropical.

Il n’est pas question de s’attaquer au barrage en plein jour. Aussi s’arrêtent-ils au pied de l’écriteau. Basilio fait cuire un peu de riz. Malko et Ann se reposent à l’ombre de la Land Rover.

Ils préfèrent ne pas parler. L’avenir est plutôt sombre, entre les crocos du Kiwu et les Burundiens. Malko a pris la carabine américaine et frotte ses paumes contre le bois imprégné de transpiration. Lui qui n’aime pas la violence, il commence à comprendre les excités de la gâchette.

La nuit tombe rapidement sans qu’ils aient ouvert la bouche. Ils ont avalé le riz préparé par Basilio avec son horrible piment rouge et partagé une boîte de corned-beef.

Malko regarde sa montre et se lève. Autant en finir tout de suite.

— On va y aller doucement, explique-t-il, ils ne sont peut-être pas nombreux. Tu conduis. Dès qu’on les voit, tu mets pleins phares et tu fonces. S’ils tirent les premiers, je réponds.

Ann se glisse sous le volant. Si elle avait la carabine, elle n’hésiterait pas une seconde. On n’est plus à Fontenoy, mais chez les bougnoules. Décidément, la civilisation est indécrottable.

Encore 200 mètres sur la large piste et le premier coup de feu éclate. En avant et sur la droite. Ann sent une sueur glacée lui couler dans le dos. Elle se force à accélérer, légèrement. Basilio est couché sur le plancher. Malko n’a pas riposté. Le silence retombe, Ann se tourne vers Malko, indécise. Il se force à sourire.

— On y va.

— O.K.

Pleins phares. 30 mètres plus loin un groupe jaillit de l’obscurité. Six Noirs, en uniforme, immobiles au milieu de la route. Ils ne bougent pas quand la Land Rover fonce sur eux. Au bout de leurs bras pendent des fusils.

Soudain Malko a une idée démentielle. Les autres n’ont pas l’air très décidé. Rapidement, il cache la carabine sous le siège. Ann et lui ont chacun de leurs muscles tendu à craquer.

Dans cinq secondes, ce sera peut-être la rafale qui les sciera en deux.

La Land Rover stoppe à un mètre du groupe : cinq soldats et un sergent, tous armés de F.M. automatiques.

Malko adresse au Bon Dieu une prière ultrarapide, saute de la Land Rover et fonce sur le sergent qu’il interpelle en français :

— Vous n’êtes pas fou de tirer sur les gens comme ça !

L’autre roule de gros yeux.

— Bwana, personne, il peut passer ; la route, elle est précisément fermée.

— Comment, fermée ?

Le sergent s’anime et pose son F.M. sur le talus. La palabre, c’est quand même plus amusant que le casse-pipe. Important, il annonce :

— On a des ordres. Pas laisser passer personne.

Solennel, Malko tire son portefeuille et tend l’autorisation donnée par le général Uru.

— Nous avons un laissez-passer de votre chef. Lisez.

Repris par le climat, les soldats ont abandonné leur attitude martiale et se sont couchés en tas sur le talus.

Le sergent prend le papier et le tient avec infiniment de respect un long moment à l’envers,à la lueur des phares. Il le rend ensuite à Malko.

— Alors, comme ça, ça va.

Il fait un vague salut militaire et appelle ses hommes, puis disparaît dans un sentier, soulagé d’échapper à une mauvaise affaire.

Ann n’en est pas revenue.

Elle éclate de rire, nerveusement :

— Qu’est-ce que c’est que ce truc ?

Malko le lui tend et elle lit :

«Ne considérez pas mes envoyés comme des papillons volages et sans valeur, sans quoi je me verrais dans l’obligation de vous rétrograder postérieurement.

Signé :

Général Uru, chéri des dames et toujours fidèle à sa parole.»

Malko explique comment il a eu son laissez-passer.

Ils repartent. 500 mètres plus loin, la route tourne et ils se trouvent nez à nez avec un village. Devant l’épicerie éclairée par un énorme photophore, une jeep avec une mitrailleuse. Et un Blanc au volant. Un peu plus loin, deux Noirs sont assis par terre.

Le coup du laissez-passer, c’est raté. Une immense lassitude envahit Malko et Ann. Cela avait été trop facile.

— Tant pis, annonce Malko, on va s’expliquer.

Cette fois, c’est la bagarre. Sauf miracle.

Ann arrête la Land Rover à côté de la jeep et Malko saute à terre. Le type de la jeep a levé la tête mais n’a pas bougé. La lampe à acétylène éclaire un visage de saurien, avec des yeux bleus un peu en amande, un crâne rasé et une cicatrice en croix sur le front. Il porte une chemise kaki avec un vague galon.

Les yeux bleus glacés, toisent Malko. Celui-ci sent l’hostilité. L’autre a la main droite à 10 centimètres de la poignée de la 30. Malko se demande s’il aura le temps de prendre la carabine. Soudain, presque à son insu, sa prodigieuse mémoire se met en branle. Cette tête lui dit quelque chose.

Et ça éclate.

— «La Nonne !» dit Malko presque à voix basse.

L’autre sursaute. Il a vraiment des yeux de lézard.

Puis un large sourire découvre des crocs irréguliers et jaunâtres.

— On se connaît ? Me souviens plus. L’Indo ? La Corée ?

La voix est gutturale, avec un fort accent allemand. Malko secoue la tête en souriant.

— Ni l’un, ni l’autre. Mais Elko Krisantem, dit « Turco » ça vous dit quelque chose ?

— Turco !

Il y a presque de la tendresse dans l’exclamation. Le saurien éructe.

— A Pleiku. Les cons de la 25e D.I. américaine s’étaient tirés sans nous le dire. Sans Turco, j’y serais encore. Il m’a porté sur son dos pendant 500 mètres. Turco c’est votre pote aussi ?

— C’est mon ami et mon associé, dit Malko avec une grande concision. Et à Istanbul, il y a trois ans, je lui ai sauvé la vie.

— Alors vous êtes aussi mon pote.

Il saute de la jeep et, Ann s’étant jointe à eux, s’installent sur des tabourets branlants, et s’attablent devant des bières Polar. Malko présente à Ann son nouvel ami.

— Si mes souvenirs sont exacts, notre ami s’appelle Kurt. C’est le seul type du corps expéditionnaire de Corée à avoir eu une aventure avec une religieuse américaine. D’où son surnom de «la Nonne». Avant, il était sergent dans la Wehrmacht.

— La SS, pas la Wehrmacht, fait Kurt, vexé. Division Sepp Dietrich. Pauvre Type, il est mort dans son lit.

Malko se bénit d’avoir écouté Krisantem quand il racontait ses histoires d’ancien combattant. Le personnage de Kurt et la description physique que le Turc en avait faite l’avait frappé. Par chance, il l’avait enregistrée dans sa prodigieuse mémoire. Il avait quand même fait un rude effort pour le ressortir à temps…

On boit à Sepp Dietrich.

Puis on passe aux choses sérieuses. Malko explique leur situation mais Kurt le coupe :

— Je sais. Vous avez toute l’armée burundienne sur le râble. Il y a deux cents types qui campent dans des hamacs au bord de la route à 3 kilomètres d’ici. La fine fleur. Comme leurs chefs n’ont pas trop confiance, ils nous ont fait venir aussi. Mais à ceux-là, vous pourrez pas faire le coup du laissez-passer.

— Vous pouvez nous aider ?

Kurt hausse les épaules.

— Non. Ces fumiers-là, ils nous doivent six mois de solde, sinon, il y a longtemps qu’on se serait tiré. Et puis, on a un contrat. On peut pas les baiser, après on trouverait plus de boulot. Evidemment, on va pas vous courir après comme des dingues… mais on peut pas vous ouvrir la route. Pour vous, y a qu’un truc : la rivière Kiwu. Tout de suite à gauche en sortant du bled. Il y a une piste. Prenez-la, elle n’est pas gardée. Après faut vous démerder pour emprunter une pirogue.

L’œil bleu a un clin d’œil affreusement inquiétant :