Presque en même temps, il y a d’autres ploufs et plusieurs sillages apparaissent sur l’eau calme, tous convergeant sur le magnétophone.
— Go ! crie Ann.
— Maleye ya mungu,[14] murmure Basilio. Tout ce qui dépasse les limites de la compréhension locale, du transistor au fer à repasser, c’est Maleye, la magie.
Elle plonge la première, impeccablement, sans une goutte d’écume. Malko, gêné par le sac en plastique, patauge un peu et se laisse glisser dans le courant, suivi de Basilio, gris de peur en dépit des explications en urundi prodiguées par Ann.
Quelques secondes plus tard, ils sont en plein courant. Malko tend l’oreille : les cris retentissent toujours derrière eux. Après tout, le truc d’Ann marche. Ils ont franchi la moitié du chemin. Soudain, il pousse un cri étouffé : un énorme crocodile arrive droit sur eux, remontant puissamment le courant. Il va sur Ann qui nage un crawl parfait, la tête dans l’eau. Elle ne le voit pas. Apparemment la magie n’a pas eu de prise sur lui.
Comme un fou, Malko tend le sac à Basilio et démarre le plus vite qu’il peut. Jamais il ne s’est senti si désarmé. Pendant d’interminables secondes, il a l’impression qu’il ne rattrapera jamais Ann. Elle nage mieux et plus vite que lui. Enfin, il parvient à lui saisir le pied. D’un coup de rein la jeune femme se retourne sur le dos.
Immédiatement elle voit l’animal qui n’est pas à 10 mètres d’elle.
Elle plonge, avec un geste pour Malko, qui s’écarte déjà. Le saurien, répandant une odeur pestilentielle, une nuée d’insectes jouant sur son dos, passe tout près de lui. Malko voit son œil jaune plein de mépris et de cruauté. Contrairement à ce qu’on dit, le crocodile est un animal lent dès qu’il s’agit de changer de direction. Le temps de tourner sa gueule de 80 centimètres de long, le trio est loin, entraîné par le courant.
Mais cela a été de justesse.
Dans un ultime effort, Ann atteint déjà l’autre rive. Elle se redresse, de l’eau jusqu’à la taille et fait signe à Malko et Basilio, encore dans le courant.
— Vite, le magnétophone s’est arrêté.
Basilio arrive si vite sur la berge qu’il continue pratiquement son crawl sur la terre ferme. Malko conserve un tout petit peu plus de dignité, mais sans plus.
Les trois se regardent : sur l’autre rive, une bonne douzaine de crocodiles tournent en rond, furieux et déboussolés, donnant des coups de queue dans l’eau et faisant claquer leurs mâchoires. Charmant spectacle.
Rapidement, ils se rhabillent. La chaleur est telle que ce n’est même pas la peine de sécher leurs dessous. De toute façon, ils seront trempés au bout de dix minutes. Au moment, où ils disparaissent dans le sous-bois, ils entendent des cris de l’autre côté du Kiwu : une patrouille burundienne vient de découvrir la Land Rover. Les Noirs crient et font de grands gestes en désignant la rivière.
Ann prête l’oreille et éclate de rire :
— Formidable ! Ils croient que nous avons voulu traverser et que les crocodiles nous ont mangés.
— Il ne s’en est pas fallu de beaucoup, dit Malko en remontant la carabine. Ils ont l’air plutôt affamés.
— Ce sont les basses eaux.
Pour un peu, elle les plaindrait.
A la queue leu leu, ils s’enfoncent dans un vague sentier de brousse qui doit mener à un village.
Effectivement, un kilomètre plus loin, après des méandres dans la forêt, ils débouchent dans une clairière. Il y a une douzaine de paillotes groupées autour d’une plus grande, sans mur.
Et au beau milieu du chemin, une jeep de l’armée burundienne !
Quatre Noirs en uniforme font la roue pour une grappe de négrillons tous nus, piaillant et grimpant sur le véhicule. Malko aperçoit un fusil mitrailleur posé à plat sur le capot, une arme israélienne, un Uri.
— Mais nous sommes au Congo ? remarque-t-il à voix basse.
Ann haussa les épaules.
— Ici les frontières…
— Nous avions justement besoin d’une voiture, fait Malko. Ils tombent à pic.
Du coup, il reprend goût à la vie. Le magnétophone et la jeep, c’est la preuve que la chance tourne. Il serait temps.
Doucement, il arme la carabine américaine et ils sortent tous les trois du couvert brusquement. Les gosses les aperçoivent les premiers et se débandent avec des cris aigus. Deux femmes qui regardaient les soldats, les seins nus et tombants sur leur boubou, rentrent précipitamment dans leur case. Il reste un vieux avec un nombril gros comme le poing, l’air totalement abruti.
Quant aux quatre soldats, armés jusqu’aux dents de mitraillettes, ils ne bougent pas. Il faut dire que Malko, la carabine à la hanche, braquée droit sur eux n’est pas particulièrement rassurant.
Seule, Ann s’avance en souriant et fait :
— Amakuru maki ?[15]
Les quatre Noirs sourient poliment et répondent en chœur.
— Amakuru maki.
C’est dit sans conviction. Ann continue, plus fermement :
— Descendez de la jeep.
Docilement, ils s’exécutèrent, l’arme à la bretelle.
Aucun n’esquisse le moindre geste offensif. Pourtant, le F. M. a un chargeur engagé et il suffit d’un petit mouvement du doigt…
Ils restent à se dandiner, debout, l’air tout bête, totalement dépassés. Résolument, Ann s’approche du premier et lui prend la mitraillette. Comme un automate délivré d’un poids, il lève les mains gentiment.
Idem pour les trois autres. Au fur et à mesure, Ann tend l’arsenal à Basilio. Elle fait signe aux quatre Noirs de s’écarter de la jeep et Basilio y jette leur armement.
— Voilà, il n’y a plus qu’à partir.
Malko est déjà au volant. Le sergent noir dit quelque chose en urundi. Ann éclata de rire.
— Ils veulent qu’on les attache et qu’on les batte un peu, sinon, ils vont avoir beaucoup d’ennuis. Ils diront que nous étions très nombreux…
Basilio ne se le fait pas dire deux fois.
Le premier Noir prend son poing en plein sur la bouche. Il se relève couvert de sang, ravi, souriant et édenté.
Même traitement pour les trois autres. Dans son élan, il donne au dernier un coup de pied mal placé qui le plie en deux. Mais le soldat parvient à se redresser et à sourire poliment.
Avec les courroies des armes et une corde trouvée dans la jeep, ils ligotent tant bien que mal les quatre soldats, en tas devant la case. Malko ne garde qu’une mitraillette et laisse les autres armes. Les pauvres auront assez d’ennuis comme cela…
On aurait difficilement deviné qu’il s’agissait d’une piste d’atterrissage. Certes, l’herbe était beaucoup plus courte que dans une clairière normale. Régulièrement, des Noirs du village voisin payés par les trafiquants venaient la faire brûler. Mais aucun balisage ne rappelait la civilisation.
La jeep burundienne était camouflée sous un grand manguier. Bien qu’il y ait peu de danger. Les patrouilles de l’armée congolaise de Mobutu ne venaient plus dans ce coin, pratiquement en dissidence depuis l’indépendance du Congo. Le seul risque était de tomber sur des pillards ou des gendarmes katangais en goguette.
Ils avaient campé là la veille, faisant le guet à tour de rôle ; mais Malko n’avait pas fermé l’œil. La tête de Keenie commençait à dégager une odeur tout simplement abominable. Il était pourtant résolu à ne pas s’en séparer. Cela créerait des problèmes quand il allait retrouver la civilisation. Difficile à déclarer à la douane…
Il pensait à Ann. Sans elle, ils seraient aux mains des Burundiens, ou dans l’estomac d’un crocodile. Il l’avait regardée dormir avec une furieuse envie de la prendre dans ses bras. Maintenant, il scrutait le ciel à la recherche de l’avion d’Allan Pap. C’était le jour du rendez-vous. Mais il y avait tant de raisons pour qu’il n’y vienne pas ! Leurs démêlés avec Aristote pouvaient avoir eu de fâcheuses conséquences pour l’Américain…