Il posa sur l’assistance un regard calme et se dirigea vers le fond de la salle. Les maquereaux noirs en costume bois de rose s’aplatirent sur leurs tabourets.
Deux Européens étaient attablés devant des bières. Pap s’assit et leur serra la main. Il commanda un coca-cola à la serveuse en boubou, la poitrine comme deux obus. Elle n’avait pas plus de quatorze ans.
Il régnait un vacarme infernal au Koriko, à cause du juke-box qui marchait sans arrêt, cerné d’un groupe de jeunes Noirs en transes.
Pour s’entendre il fallait hurler, bouche contre oreille. Cela avait l’avantage d’éviter les indiscrétions.
— Vous avez entendu parler de notre ami Malko ? dit l’un des Blancs. « S.A.S. » si vous préférez.
— Oui, fit Pap laconiquement.
Il saisit la main de Malko et la broya. Les yeux dorés et les yeux bleus s’apprécièrent une seconde. Malko était vanné. A New York il faisait frisquet, et ici il y avait 35° à l’ombre…
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Pap. Je n’aime pas beaucoup me montrer avec vous…
Le troisième homme l’apaisa d’un geste. Il s’appelait Paul Walton et dirigeait à la C.I.A. la Division « Afrique noire » du Département des Plans. Mais il se montrait très peu en Afrique. Il s’était dérangé en personne pour présenter Malko à Pap.
Allan Pap était un de ses meilleurs hommes.
Il était resté en prison deux ans en Indonésie, sans ouvrir la bouche ; condamné à mort, après avoir un peu bombardé le centre de Djakarta pour aider un putch anticommuniste, bien entendu sur les instructions formelles de la C.I.A. Les Indonésiens avaient eu beau lui faire déchiqueter les mollets par des chiens pendant trois mois, il s’était entêté dans son rôle de soldat perdu, enrôlé par les rebelles pour une poignée de dollars.
Longtemps après, le gouvernement américain avait fait discrètement intervenir son ambassadeur. Pap avait été échangé contre un cargo d’engrais, immédiatement revendu au marché noir. On l’avait envoyé quelques mois au vert puis affecté à un nouveau théâtre d’opérations, l’Afrique. Depuis le Congo, ça grouillait de barbouzes de tous les pays, les Français se spécialisant dans la mise au pouvoir de sous-officiers fidèles au drapeau tricolore, les Chinois dans l’éducation marxiste et les Russes dans l’agitation économique. Sans compter les différents Etats noirs qui se haïssaient cordialement.
Les meilleures alliées de la C.I.A. contre la pénétration communiste étaient la paresse et l’incroyable concussion des Noirs, rebelles à toute forme de collectivisme. La pensée la plus profonde de Mao Tsé- toung n’arrivait pas à faire remuer le petit doigt à un fonctionnaire conscient de la chaleur et de son importance.
Allan Pap rendait de grands services. Officiellement, il dirigeait une petite compagnie de transport à la demande, dont la flotte basée à Nairobi se composait d’un vieux DC 4, de deux DC 3 et d’un aéro- commander. Ce qui permettait à la rigueur de transporter quelques caisses de mitrailleuses pour un ami. Et de rendre beaucoup de services à des gens utiles, sinon recommandables.
- Allan, dit Walton, notre ami a besoin d’aller au Burundi.
— Ah !
— D’urgence.
Le géant passa le bout de ses énormes doigts sur sa joue râpeuse et laissa errer son regard sur la salle où se mélangeaient les boubous et les robes collantes. Toutes les filles portaient d’incroyables coiffures, les cheveux graissés et dressés sur la tête.
— Vous me prenez pour Dieu le Père, grogna-t-il.
— Il le faut, insista Walton. Sinon, je ne me serais pas dérangé.
— Impossible, trancha Allan.
— Pourquoi ?
Le géant le regarda avec commisération :
— On voit bien que vous ne savez pas ce que c’est qu’une révolution africaine. Depuis que Simon Bukoko a pris le pouvoir en virant le roi, c’est un bordel inimaginable. Ils arrêtent tout le monde, il y a le couvre-feu et tout et tout… Pratiquement le pays est bouclé, parce qu’ils ne tiennent pas à ce que les étrangers voient ce qui se passe. C’est classique. Ils accordent des visas au compte-gouttes, uniquement à ceux qui ont pu montrer patte blanche. (Il se tourna vers Malko :) Tout ce que je peux faire, c’est vous donner un parachute et vous emmener au-dessus de ce charmant pays.
Malko commençait à trouver saumâtre ce voyage en Afrique :
— Il y a de magnifiques plages en Afrique du Sud, suggéra-t-il. Je pourrais peut-être essayer par…
Paul Walton le foudroya du regard. Décidément, ces agents « noirs » de la C.I.A. étaient impossibles.
— Il n’y a pas un prétexte ? demanda-t-il. Je ne sais pas, moi, un safari ?
Allan Pap réussit à rire :
— Il n’y a que des vaches au Burundi. Trois par habitant. Vous avez à peu près autant de chances d’y tuer un lion qu’au Kansas.
L’homme de la C.I.A. ne renonçait pas :
— Il n’y a pas moyen de s’arranger avec les autorités locales ? Avec un peu d’argent bien utilisé…
— Vous êtes têtu, fit Allan. Alors, apprenez que le type qui tient la police, Basum Nicoro, est une des plus belles ordures que je connaisse. Il hait tout ce qui est occidental. Son rêve, c’est justement de mettre en cabane quelques espions belges ou américains. Vous tombez bien.
— J’ai un passeport autrichien, dit Malko dignement.
— Et alors ? Il y a un mois, ils ont arrêté, dans l’aéroport, toute une délégation diplomatique de la Guinée, parce qu’un des diplomates avait fait une réflexion sur la saleté des W.-C.
— Je vous dis que c’est un monde de dingues. N’importe quoi peut arriver. Les types qui ont pris le pouvoir sont à moitié analphabètes, grisés de leur puissance et totalement incapables. Comme, en plus, le pays est divisé en deux tribus : les Tutsi et les Hutus qui se haïssent, la pagaille est à son comble. Si tout se passe bien, ils seront retournés au Moyen Age d’ici une dizaine d’années.
« De plus en plus intéressant, pensa Malko. Décidément, il n’avait pas demandé assez cher. »
Allan Pap vida son verre de coca et fit mine de se lever.
— Je vous ai dit tout ce que je savais. Désolé de ne pas pouvoir vous aider.
Paul Walton serra les lèvres et retint Pap. Heureusement, il y avait une pause dans le vacarme et il put parler normalement.
— Allan, dit-il en martelant les mots. IL FAUT QUE S.A.S. AILLE AU BURUNDI. Et pas dans quinze jours. Vous êtes le seul à pouvoir l’y aider. Et vous allez le faire. C’est un ordre.
Il y eut un silence gênant. Puis Allan Pap posa ses deux énormes mains à plat sur la table et dit lentement :
— O.K. Moi, j’obéis aux ordres. Vous voulez qu’il aille au Burundi, il va y aller. Mais vous ne viendrez pas vous plaindre après que je vous aie fait perdre un agent…
— Pardon, dit Malko, puis-je me mêler à votre conversation ?
— Plus tard, coupa Walton. Je vous écoute, Allan.
Le géant sourit ironiquement à Malko.
— J’ai une couverture pour vous, annonça-t-il. Mais cela serait plutôt un linceul. Je peux vous faire entrer dans ce fichu pays. Mais vous n’en sortirez pas vivant. Ou, du moins, vous avez une chance sur cent. Si cela vous suffit…
— Pour l’instant, remarqua Walton, il ne s’agit pas de sortir, mais d’entrer.
— Merci, fit Malko. Si vous voulez parler de moi au passé, cela ne me dérange pas.
Allan n’apprécia pas. Il interrogea Paul Walton :
— Est-ce que je peux lui parler de mes activités ?
— Bien sûr.
Autour d’eux, le vacarme avait repris, grâce à une nouvelle rafale de disques. Il y avait très peu de Blancs dans le bar. Sans cesse, des Noires entraient et sortaient, toujours moulées dans d’étonnants boubous aux couleurs éclatantes, dévisageant les Blancs effrontément. La puissance sexuelle des indigènes avait beau être un sujet inépuisable d’histoires salées, elles rêvaient toutes d’un amant blanc, pour avoir de la conversation à leur retour au village. L’une d’elles frôla Malko. Il sentit sa cuisse dure comme du teck, dont elle avait la couleur. Pour 10 shillings elle était prête à se laisser culbuter dans le building en construction du coin de Broadstreet.