Maintenant, il y avait trois soldats autour de lui, et un sergent. Malko se souvint de ce que lui avait dit Allan Pap à Nairobi, en parlant de Burundi.
« C’est un monde de dingues, là-bas. Si vous voulez rester vivant, chaque fois qu’un soldat avec un fusil demande quelque chose, faites-le. N’importe quoi. »
Malko enlevait déjà sa veste quand le Blanc qui lui avait murmuré son opinion sur les Noirs s’approcha avec un lieutenant indigène. On lui expliqua l’incident. Celui-ci se tourna vers Malko et, le saluant poliment :
— C’est un plaisir d’accueillir un étranger, dit-il.
D’une phrase brève en kirundi, il congédia les soldats. Maintenant les quatre riaient à pleines dents. Malko remercia, fit une croix sur ses chaussettes et sortit.
Une odeur tenace régnait dans le hall de « l’aérogare », une longue construction en bois et en plaques de tôle. Un seul guichet pour représenter les compagnies étrangères, fermé d’ailleurs. Il y avait belle lurette que les DC 6 d’Air Congo étaient seuls à se poser sur le petit terrain conquis par la forêt. La tour de contrôle ressemblait à un château d’eau et n’avait pas beaucoup plus d’efficacité. Depuis la révolution, c’étaient les militaires qui en avaient la charge.
Malko resta une seconde immobile. Partout des Noirs dormaient à même le sol. Il y avait même dans un coin un homme avec des pansements remplis de sang, portant un enfant accroché au ventre, comme une monstrueuse sangsue.
Récemment les bagarres entre Hutus et Tutsi avaient fait des dizaines de blessés.
Au bar minuscule, une beauté locale dévisagea les cheveux blonds de Malko avec concupiscence. Son boubou bleu à volant, décoré de machines à coudre, moulait des fesses tellement callipyges qu’elles n’en paraissaient pas réelles. Comme signe de richesse extérieure, elle avait planté dans ses cheveux raides plusieurs pointes Bic.
La Vénus callipyge lui fit un grand sourire. Il n’eut pas le temps de répondre à cette marque d’intérêt : les deux haut-parleurs du hall crachotèrent. Il y eut des bruits confus puis une voix d’homme annonça :
« Le président Simon Bukoko va parler. »
Une voix furieuse le coupa, visiblement celle du Président qui attaqua dans un français chantant, langue officielle du Burundi :
« Je suis très, très fâché. Ma colère est superlative. J’interdis précisivement que les fonctionnaires culbutent des jeunes filles dans les locaux de l’Administration publique. C’est possible que je pourrais faire fusiller de pareilles gens. »
Passant brusquement à un dialecte inconnu de Malko — de l’urundi — il continua à vociférer. Au bord du fou rire, Malko regarda autour de lui : les Noirs écoutaient, figés dans un garde-à-vous craintif, sérieux comme des papes. Il en profita pour s’esquiver vers la sortie, enjambant deux lézards qui bloquaient la porte.
L’air moite lui tomba sur les épaules. En dépit de l’heure tardive, il faisait encore près de 30°. C’était le début de la saison des pluies et de brusques averses, généralement vers 6 heures du soir, détrempaient la forêt.
Pendant qu’il cherchait des yeux un taxi, une meute de négrillons à moitié nus se battait autour de la poignée de sa valise. De guerre lasse, il l’abandonna au plus fort. Un grand Noir vêtu d’un casque de pompier américain et d’un slip passa, traînant un extincteur à roulettes.
— Bwana, taxi ?
Celui-ci était un Noir vêtu à l’européenne, avec un pantalon de toile grise, une veste rouge et une chemise brodée d’hibiscus. Ne portant pas de gilet, il avait attaché l’une des extrémités de son énorme chaîne de montre nickelée à un des boutons de sa braguette, ce qui nuisait beaucoup à la dignité de l’ensemble.
— Quel est le meilleur hôtel de Bujumbura ? demanda Malko.
Le Noir secoua la tête :
— Bwana, il y a seulement le Pagidas très bien.
— Bon, va pour le Pagidas.
Un groupe de paras noirs regardaient Malko avec curiosité. Ils s’ennuyaient. Ce n’était pas la peine de les laisser se distraire à ses dépens. Il s’enfourna dans une Chrysler Impériale de 1948 et, pour se débarrasser des gosses, leur jeta une poignée de piécettes congolaises. Le tueur de l’avion avait disparu. La Chrysler, avec un hoquet, démarra. Un autre Noir monta à côté du chauffeur, habitude africaine, et la voiture s’engagea sur une imposante autoroute, sortant de l’aéroport. Malko soupira, balloté sur le siège défoncé de la Chrysler.
Jamais il ne s’était trouvé lancé dans une mission aussi loufoque. A croire que la C.I.A. avait décidé de se débarrasser de lui. Ici, au Burundi, c’était un autre univers, irrationnel et imprévisible.
L’étincelante autoroute bordée de bougainvillées se mua en piste de latérite rouge après 500 mètres. De chaque côté, la forêt. Les phares éclairaient une terre sèche, des arbres et des buissons épineux. Selon la carte, Bujumbura était à 25 kilomètres. Des pistes plus petites s’enfonçaient entre les arbres, vers d’invisibles villages. Comme toujours sous les tropiques, bien que la nuit fût tombée, la température n’avait pas varié d’un degré.
Soudain, Malko fut projeté au plafond : la Chrysler venait d’entrer et de sortir d’un énorme trou. Le chauffeur se retourna, hilare.
— Bwana, la route, elle est pas bonne.
Pas besoin de le dire. Le Noir avait beau faire des slaloms à donner le mal de mer, il ne roulait pas500 mètres sans qu’un cahot projetât Malko à l’autre bout de la banquette. Et c’était une des routes principales du Burundi…
Il leur fallut une heure pour couvrir 25 kilomètres, jusqu’à Bujumbura. Ce furent d’abord des rangées de cahutes en torchis ou en brique éclairées de lampes à acétylène, grouillant de Noirs criards et agités. Par-ci, par-là, il y avait des « magazini » sortes de bazars misérables débitant des clous, du savon, des binettes, du pétrole, des nœuds papillons et des bijoux de pacotille. Ils avisèrent aussi des enseignes au néon aux noms poétiques : Au clair de la lune, Le Café du Crépuscule. Dans la plupart de ces boys- dancings, les hommes dansaient entre eux. Non par pédérastie, mais parce que leurs épouses, étaient trop prises par leurs travaux ménagers pour venir s’y amuser…
Des élégantes en boubou hélèrent le taxi. Par la vitre baissée le chauffeur fit un geste obscène et éclata de rire.
Dans le centre de Bujumbura la circulation devint plus dense ; la Chrysler tourna autour d’une grande place et stoppa devant l’hôtel Pagidas. Un seul côté de l’avenue de l’Uprona était éclairé. Malko demanda pourquoi. Le chauffeur expliqua qu’il s’agissait d’une mesure d’économie.
C’était une bâtisse moderne de six étages, avec un grand hall encombré de plantes vertes. Dès qu’il sortit du taxi, Malko fut pris à la gorge par l’odeur de la ville. Toute l’Afrique sent, mais là, il y avait quelque chose de plus. Depuis la révolution, on n’enlevait plus les ordures. Un taxi avec quatre morts était resté trois jours au milieu de l’avenue de l’Uprona, sans que personne ne s’en fût préoccupé.
Une jeep, pare-brise baissé et pleine de soldats, l’air farouche, passa lentement devant l’hôtel. Ils jouaient à la guerre. Certains, en dépit du casque, s’étaient peint sur le visage les marques de guerre tribales. Etrange.
Malko frissonna dans l’air glacé du hall. Le climatiseur marchait à fond. Tous les employés étaient noirs. Sans mot dire, on lui tendit une fiche à remplir. Quand il vit le prix, il crut à une erreur : 60 dollars.
— C’est 6 dollars ? demanda-t-il.
Le Noir secoua la tête.
— Non, patron, 60. C’est le président Bukoko qui a fixé les prix.