— Où voulez-vous que j’aille ?
— Dans ma chambre.
— Vous voyez bien ce que je vous disais !
— Monsieur, si on vous entendait !…
Les gros yeux du Belge roulaient, horrifiés. Il regarda autour de lui, pour le cas où l’on aurait entendu les propos de Malko. Mais il n’y avait qu’un garçon abruti de soleil, dormant debout, dans un coin d’ombre.
— Bon, on y va, fit Malko, résigné.
Van der Staern le précéda. Il habitait au huitième étage, une chambre identique à celle de Malko. Les deux hommes s’assirent dans des fauteuils. Le Belge semblait très embarrassé.
— Voilà, commença-t-il, je crois que vous connaissez mieux ce pays que moi. Vous avez plus l’habitude de ce qu’on peut faire ou non, n’est-ce pas ? Il se pencha vers Malko : Nous autres, en Belgique, vous savez, nous avons tellement l’habitude de la légalité que nous ne savons plus…
— Autrement dit, vous me prenez pour un truand, coupa Malko.
— Non, non. Mais vous avez fait des affaires dans ce pays. Vous avez des relations.
Malko en avait assez de le voir tourner autour du pot. Car l’honnête Mr Van der Staern mijotait une combine qui devait l’être moins.
— Bon. Qu’est-ce que vous me voulez ?
Van der Staern frotta ses mains moites l’une contre l’autre.
— Je vous ai raconté mes ennuis. Ce matin, j’ai été voir mon débiteur, à tout hasard. J’ai eu une heureuse surprise. Il m’a proposé de me payer et il m’a même donné un acompte.
— Eh bien, qu’est-ce que vous voulez de plus ?
— Vous allez voir. Il me paie ce qu’il me doit, mais il y a un hic. Ce n’est pas un paiement très légal, si vous voyez ce que je veux dire.
— Non.
— Il me donne des devises. Il faut que je les fasse sortir du pays sans les montrer à personne. Sans cela je risque, paraît-il, la prison.
Tout cela était bien fumeux. Le Van der Staern allait se faire payer avec des riais afghans ou des baths siamois qu’on lui rachèterait au poids en Europe.
— Qu’est-ce que c’est, comme devises ? demanda Malko, pour relancer la conversation.
— Des dollars.
Du coup, Malko dressa l’oreille. Les dollars, ce n’est pas un truc dont on se débarrasse à la sauvette. Ce devait être des billets de la Sainte-Farce. Le Belge se méprit :
— Ça vous intéresse ? dit-il avidement. Vous pourriez me les changer contre des riais ? Je n’aurai jamais le courage de passer la frontière avec tous ces billets sur moi. Et nous pourrions nous arranger.
L’honnêteté doit décroître avec la latitude.
— Vous voulez les voir ? proposa Van der Staern. J’ai peur aussi qu’ils ne soient faux.
— Oui.
Van der Staern tira une mallette de sous son lit et défit un paquet de journaux. Il enveloppait un paquet de billets de cent dollars.
Malko se pencha et prit le paquet. Un instant il ferma les yeux. Des séries de chiffres défilaient à toute vitesse dans sa tête. C’était le moment d’utiliser sa fabuleuse mémoire.
Il regarda songeusement le premier billet de la liasse et le froissa légèrement. Ce n’était pas une imitation. Le Belge le regardait anxieusement.
— Ça m’intéresse, dit Malko.
La liasse de billets faisait partie, sans aucun doute possible, des dix millions de dollars volés. Malko avait reconnu les séries, gravées dans sa mémoire.
CHAPITRE V
Les liasses de dollars étalées sur le lit réchauffèrent le cœur de Malko. Il avait renoncé à jamais les revoir. Cependant, cet argent ne lui appartenait pas encore. Il était difficile de dire poliment au Belge : « Rendez-moi mon argent. »
Une chose tracassait sérieusement Malko. Il interrogea Van der Staern :
— Ces dollars paraissent très bons. Mais, dites-moi, pourquoi diable vous paie-t-on si cher du blé, qui, de votre propre aveu, est à moitié pourri et sans grande valeur ?
Van der Staern sourit :
— Les consommateurs d’ici doivent être moins difficiles qu’en Belgique. On peut encore faire de très bonnes galettes avec ce blé moisi. Au prix où ils les vendent, ils s’y retrouvent encore. De toute façon, ce n’est ni mon affaire, ni la vôtre. Est-ce que vous pouvez m’aider pour ces dollars, oui ou non ?
— Certainement. Mais je dois prendre certaines précautions. En ce qui concerne la provenance, surtout. Aussi j’aimerais bien rencontrer votre vendeur. Vous pouvez me présenter comme un acheteur éventuel de blé, par exemple.
— Vous ? Un Européen !
— Et alors ? Dites que je suis l’intendant d’un camp de travaux publics et que j’ai des gens à nourrir.
Van der Staern hésitait. Visiblement l’idée ne l’enchantait pas, mais il avait envie de se débarrasser de ses dollars.
— Bon, conclut-il. Nous allons y aller. Je passe au coffre déposer mes billets et je vous retrouve en bas.
Malko alla dans sa chambre et en profita pour changer de costume. Le sien était un peu froissé. Il essaya d’appeler Derieux, mais le numéro était occupé.
Ils prirent une Mercedes, louée par le Belge. Personne ne les suivit. Il leur fallut près de trois quarts d’heure pour arriver à la grande porte du Bazar. L’animation était extraordinaire et pour avancer il leur fallait fendre une foule compacte. Un peu partout, des drapeaux noirs étaient accrochés aux boutiques. Van der Staern les regarda avec méfiance.
— Vous savez ce que c’est ? demanda Malko.
— Non.
— C’est pour signaler les maisons où il y a la peste…
— La peste ! Mais, bon sang !…
Malko éclata de rire.
— Allons, je vous fais marcher. Vous pensez bien que je ne serais pas là non plus. Le noir est seulement la couleur de l’iman qui vient bénir ces demeures.
Rassuré, le Belge examina au passage les vitrines, qui regorgeaient d’émeraudes, de perles et d’argenterie. C’était le souk des bijoutiers.
Ils passèrent ensuite aux tissus. Le Bazar était un immense dédale de rues couvertes, s’enchevêtrant les unes dans les autres, avec des milliers de boutiques aux vendeurs criards. Certains n’avaient pas vu le jour depuis des mois, dormant à même le sol de terre battue. Mais c’était là le véritable centre économique de Téhéran. Ces gars n’avaient pas confiance dans les banques ; ils prêtaient à vingt pour cent par mois, vivaient en guenilles, mais possédaient beaucoup d’argent liquide, dissimulé dans des ceintures de laine, sous leurs robes.
Une odeur étrange prit à la gorge Malko et Van der Staern. Ils arrivaient dans la rue des marchands de céréales. Les sacs de semoule, de blé, de soja, de maïs, dégageaient une senteur douceâtre et entêtante.
— C’est là, dit Van der Staern.
La boutique ne payait pas de mine. Trois mètres de large, un volet en bois relevé et quelques sacs ouverts pour tenter la clientèle. Un vieux Persan était assis dans la pénombre, au fond. Il se leva vivement quand il vit le Belge.
Ils pénétrèrent dans la boutique. Quelques gamins à la tête rasée les regardaient avec curiosité.
— Monsieur Oveida, je vous présente mon ami, M. Linge.
Le vieux s’inclina et marmonna quelque chose en anglais.
— M. Linge, continua Van der Staern, s’intéresse au stock de blé que vous n’avez pas encore vendu. Il pourrait donc nous dépanner, puisque vous avez du mal à tout écouler.
Les yeux à demi fermés, le vieux paraissait dormir. Un jeune garçon surgit de nulle part, portant un plateau et trois tasses de thé vert. Même ici, la politesse orientale ne perdait pas ses droits.
Le vieux agita les mains et répondit en mauvais anglais :
— Je pense que ce n’est pas utile. Mon client est décidé maintenant à tout acheter. Il nous paiera comme il a commencé. Il n’y a plus de problème. Mais si M. Linge a besoin de grosses quantités de nourriture, je pourrais les lui trouver. J’attends de la semoule d’Azerbaïdjan cette semaine. Pas chère et payable en riais. Cent tomans la tonne. Je vais vous montrer.