Malko s’étira. Il était six heures du soir. Ils roulaient comme des fous depuis douze heures. Khurramchahr était à une heure de distance. La chaleur était lourde et grasse, et pourtant le soleil disparaissait à l’horizon. Ça promettait. Il faut dire qu’en été le thermomètre grimpe facilement à 60-65…
Maintenant ils étaient dans les faubourgs. La Mercedes, jaune de poussière, devait se faufiler au milieu des bicyclettes, des chariots et des taxis.
— Je connais un hôtel où la climatisation marche à peu près, dit Derieux, le Vanak. De plus, c’est en plein centre. Si on peut appeler ça un centre…
L’hôtel ressemblait plutôt à une gare désaffectée. Mais, en effet, les grilles du conditionneur laissaient filtrer une senteur de pétrole glaciale. Malko s’effondra immédiatement sur son lit, après avoir glissé le colt sous le matelas et verrouillé la porte. Il était trop tard pour faire quoi que ce soit d’utile et ils étaient trop crevés.
Un bruit inhabituel le réveilla. Le soleil était déjà haut et la sirène d’un navire gémissait en cadence. Un pétrolier quittait Khurramchahr.
Malko s’habilla rapidement – une chemise et un pantalon – et descendit. Derieux et Van der Staern étaient déjà attablés devant le petit déjeuner : toasts, fromage blanc, thé et caviar. Van der Staern le mangeait à la petite cuillère. Derieux ricana :
— Vous allez voir votre foie !
— Laissez mon foie tranquille. Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?
— Vous avez tous vos papiers ? demanda Malko.
— Oui.
— Alors nous allons essayer de découvrir l’entrepôt où se trouve votre blé, pour le regarder d’un peu plus près. Après, nous verrons. Ça dépend de ce que nous découvrirons…
Derieux se renseigna auprès de l’hôtelier qui lui indiqua l’emplacement de la gare de triage où aboutissaient tous les trains en provenance de la frontière.
Il leur fallut dix minutes pour y arriver. Derieux prit la direction des opérations. Malko et Van der Staern le suivirent, dans des pérégrinations d’un bureau crasseux à l’autre. Impossible de savoir où était le blé ! À chaque employé, il répétait sa petite histoire, glissait un billet de dix riais et attendait. Inévitablement, l’autre revenait en hochant la tête de bas en haut tout en claquant la langue, ce qui veut dire « non » en persan.
Enfin, quand ils eurent dépensé deux cents riais, un petit vieux brandit triomphalement une liasse de papiers couverts de cachets et d’inscriptions. C’était le récépissé de la douane pour le blé. On sut enfin que celui-ci se trouvait, toujours en wagon, dans un parc contenant des marchandises prêtes à être expédiées sur Téhéran, au sud de la ville. Derieux laissa royalement un pourboire de cinquante riais et ils repartirent.
Un panneau à demi effacé leur indiqua leur destination. C’était une espèce de gare de triage, entourée de clôtures, en plein désert. Il faisait environ 50 degrés.
— Il doit être beau, mon blé ! gémit Van der Staern.
L’entrée était gardée par un Iranien abruti de chaleur, qui regarda à peine leurs papiers.
— C’est au fond, dit-il. Vous verrez, il y a une autre clôture. Là, il faut demander.
Il se rendormit, la casquette sur le nez. Derieux reprit le volant et la Mercedes serpenta parmi d’innombrables voies de garage, encombrées de wagons. Tout était désert. Brusquement ils se trouvèrent devant un poste de garde militaire. La sentinelle abaissa la mitraillette et vint vers eux. Derieux s’arrêta pile et sortit lentement de la voiture. Il brandit les papiers sous le nez du troufion.
— Nous venons voir le blé de M. Van der Staern, annonça-t-il.
Le soldat secoua la tête.
— Personne n’entre.
— Va chercher ton chef.
— Je n’ai pas le droit de bouger d’ici.
— Alors laisse-moi passer.
— Je n’en ai pas le droit.
Et la mitraillette se fit plus menaçante. Suant à grosses gouttes, le soldat était de mauvaise humeur. On l’avait sorti de son troupeau pour le mettre dans l’armée, et il n’aimait pas discuter les ordres. Ces gens l’agaçaient. Sans plus s’occuper des étrangers, il rentra dans la guérite.
— On entre quand même ? proposa Van der Staern.
— Vous voulez être enterré ici ? fit Derieux. Ce type-là ne connaît que la consigne. Le seul truc, c’est d’attendre qu’un officier se montre… J’ai une idée.
Retournant à la voiture, il se mit à klaxonner longuement. Le soldat sursauta et braqua sa mitraillette sur la voiture. Mais il n’avait pas d’ordre pour empêcher les gens de faire du bruit. Et puis cette belle voiture l’impressionnait. Il avait appris que la force est toujours du côté des riches. Mieux, l’idée que son lieutenant serait réveillé en sursaut au milieu de sa sieste l’amusa beaucoup. Il éclata de rire, montrant des dents éblouissantes sous la grosse moustache noire.
Derieux redoubla le vacarme. Rien. Il essaya des coups rapides et des coups lents.
Une silhouette sortit en courant d’un bâtiment de bois et vint vers eux.
C’était un officier à la cravate défaite, qui rebouclait son ceinturon en courant. Il arriva à la grille, l’air mauvais, et fonça sur la Mercedes.
— Vous avez fini ? hurla-t-il à Derieux.
— Cet imbécile a refusé d’aller vous chercher, dit le Belge calmement.
— Il a eu raison.
— Oui, mais nous n’allons pas vous attendre toute la journée. Nous sommes venus de Téhéran exprès.
Désignant Malko, sur la banquette arrière, Derieux ajouta :
— Mon patron est un homme très important, qui n’aime pas attendre.
— Qu’est-ce qu’il veut ? maugréa l’officier.
— Il attend une cargaison de blé. Il veut voir dans quel état elle se trouve.
— Du blé ? Il n’y a pas de blé ici ! C’est un entrepôt militaire.
Il tournait déjà les talons. Derieux le rappela :
— Ce blé est ici. Voici les papiers qui le prouvent. Mon patron est l’ami du général Khadjar.
De mauvaise grâce, l’officier tendit la main et prit les documents.
— Attendez, dit-il.
Il s’en alla avec les papiers. L’intérieur de la voiture était brûlant, Malko en sortit. Il eut l’impression qu’on versait un chaudron de plomb bouillant sur ses épaules. L’image d’une bouteille de bière fraîche lui apparut, flottant entre les barbelés…
Van der Staern fit aussi quelques pas et retourna s’effondrer dans la voiture en laissant la portière ouverte. Il tournait au rouge cardinal.
Derieux regardait la sentinelle avec admiration. L’homme transpirait à grosses gouttes, mais il tenait bon.
— S’ils nous laissent mijoter une heure, on va crever, gémit Derieux.
Malko ne répondit même pas. Pour économiser sa salive.
L’attente parut interminable. En réalité, il ne se passa pas plus d’un quart d’heure. Enfin le lieutenant revint. Cette fois il souriait. Il leva lui-même la barrière et invita les trois hommes à le suivre.
Derieux remit la Mercedes en route et l’arrêta devant une petite baraque de bois, servant de corps de garde.
À l’intérieur, il faisait presque frais. Ils s’assirent tous autour d’une table. Un soldat apporta un plateau avec quatre tasses de thé brûlant.
— Ah non ! gémit Van der Staern.
L’officier sourit et dit en persan :
— Si, si, buvez ! Vous verrez, après on se sent très bien. C’est meilleur que de boire froid.
Ils burent en s’arrachant le palais. Et, miracle, au bout de cinq minutes, leur soif était apaisée.
L’officier se gratta la gorge et s’adressa à Derieux.