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— Je suis très heureux de rencontrer des étrangers. Nous n’avons pas beaucoup de visites. C’est gentil, d’être venu jusqu’à Khurramchahr.

— C’est-à-dire, coupa Derieux…

— Vous parlez très bien persan. Il y a longtemps que vous êtes dans notre pays ?

— Quelques années, mais…

— Ainsi vous vous occupez de blé ?

— Non. Pas moi. Mais M. Van der Staern ne parle pas votre langue.

L’officier se tourna vers Malko :

— Monsieur aussi s’occupe de blé ?

Malko parut ne pas comprendre. Derieux sauta sur l’occasion :

— M. Linge est un acheteur important. C’est pour cela qu’il aimerait jeter un coup d’œil sur ce blé.

— Je vois, je vois…, conclut le lieutenant.

Mais il n’ajouta pas un mot. Il voyait, mais il ne comprenait pas, apparemment. Derieux mit les points sur les « i ».

— Vous vous êtes assuré que ce blé était bien ici, n’est-ce pas ?

— Oui, c’est exact.

— Alors, pour ne pas vous déranger plus longtemps, vous pourriez nous y faire conduire.

— Bien sûr, bien sûr. Mais il y a un petit problème. Rien de grave, d’ailleurs.

— Oui ?

Ils étaient tous les trois suspendus à ses lèvres.

— Eh bien, il sourit de toutes ses dents, pour vous permettre d’accéder à cette marchandise qui est sous le contrôle militaire, il me faut une autorisation du ministre de l’Armée. Simple formalité.

— Où pouvons-nous l’avoir ?

— Au ministère.

— Au ministère ? À Téhéran, vous voulez dire ?

— Bien sûr. Ici, nous ne sommes qu’une toute petite bourgade sans responsabilités.

Derieux serra les poings, mais se contint.

— Vous voulez dire qu’il faut que nous retournions à Téhéran chercher un bout de papier ?

— Cela peut s’arranger autrement.

— Comment ?

— Je crois que le mieux serait d’écrire. En quelques jours, vous auriez une réponse. Pendant ce temps-là, vous visiterez notre beau pays.

Les trois Européens se regardèrent. Le lieutenant souriait toujours innocemment. Il se moquait d’eux avec une rare maîtrise. Une lettre aller et retour, étant donné le rythme des postes iraniennes, cela voulait dire quinze jours minimum. Quinze jours à 60 degrés…

Derieux, le premier, retrouva la parole.

— Ne croyez-vous pas que ce serait plus simple de téléphoner ? Car nous n’avons pas beaucoup de temps à perdre.

— Bien sûr ! L’officier soupira. Je voudrais bien vous rendre service, mais l’Iran n’est pas un pays très moderne. Dans nos régions, le téléphone marche très mal. En ce moment, justement, la ligne avec Téhéran est interrompue. Les termites…

— Les termites ?

— Oui, les termites ont mangé les poteaux et les fils, sur plusieurs kilomètres. Et nous n’avons pas de crédits pour les remplacer. Il faut attendre qu’un nouveau budget soit voté.

— Mais vous avez bien une liaison radio militaire ?

Derieux s’énervait. L’officier rit poliment :

— C’est une bonne idée.

— Alors ?

— Alors il faut que je demande l’autorisation à mon chef. Une simple formalité.

— Je vous en prie.

On touchait au but. L’officier se gratta la gorge.

— C’est ennuyeux. Parce qu’il est en manœuvres et ne rentrera pas avant quelques jours. Si vous pouviez attendre…

Van der Staern suivait ce dialogue de fous sans rien y comprendre. Mais Malko ne se faisait guère d’illusions. L’autre obéissait à des ordres. Décidément, ce blé était bien curieux !

Derieux était aussi coriace que son adversaire. Il but une gorgée de thé et réattaqua.

— Je pense que nous nous égarons. Car, de toute façon, ce blé appartient à M. Van der Staern, ici présent, et personne n’a le droit de l’empêcher de voir son blé.

— Vous avez absolument raison. Seulement ce blé n’appartient plus à ce monsieur. Il a été acheté par le gouvernement iranien, et nous en assurons la protection.

— Le gouvernement ? Le blé est vendu à un marchand du Bazar.

— Peut-être. Mais lui l’a revendu à un organisme officiel. D’ailleurs, voici les papiers.

Il tendit à Derieux une liasse de documents en persan, d’où il ressortait que le blé appartenait maintenant au ministère de la Guerre.

En quelques mots, Derieux expliqua la situation à Van der Staern.

— Mais je n’ai pas été payé ! s’écria le Belge. C’est du vol !

Derieux traduisit. Le lieutenant hocha la tête, compatissant :

— C’est une situation bien compliquée ! C’est pour cela qu’il me faut un papier du ministère.

Et voilà, on était revenu au point de départ !

Derieux sourit et, comme par magie, un billet de mille riais apparut dans sa main. Il jouait à le plier et le déplier.

— Cela nous rendrait un très grand service, si vous pouviez nous accompagner jusqu’à ces wagons, rien que pour y jeter un coup d’œil.

L’officier soupira.

— Je voudrais tellement vous rendre service !…

— Nous aimerions aussi laisser un bon souvenir de notre visite.

— Mais il y a des plombs sur les wagons…

— Ça peut s’arranger. Il suffit de les remettre en place après.

Le lieutenant demanda doucement :

— Mais pourquoi tenez-vous tellement à voir ce blé ?

— Question de qualité, affirma Derieux. M. Linge veut voir si ce blé supporte le voyage.

— Je pense que nous pourrons arranger cela, conclut l’officier. Mais pas maintenant. Voulez-vous revenir demain ?

— À quelle heure ?

— Vers onze heures.

— Bien. Je vous remercie. Vous êtes très aimable.

Tout le monde se leva, le sourire aux lèvres. Le lieutenant serra les trois mains, en s’inclinant profondément. Derieux sortit le dernier. Il oublia sur la table le billet de mille riais.

— Alors ? interrogea Van der Staern.

— On s’en va, dit Derieux. Je vous raconterai après.

Ils remontèrent dans la voiture. Derieux jura en touchant le volant : il était brûlant. Jusqu’à la sortie du camp, les trois hommes restèrent silencieux. La sentinelle les salua impeccablement.

— Il nous a donné rendez-vous pour demain, en douce, annonça Derieux.

— Demain, c’est très bien, conclut Van der Staern.

Derieux ricana.

— Vous avez déjà oublié mon explication ? Demain, ça se dit farda. C’est le mot qu’on entend le plus souvent ici. Et farda ça veut dire jamais.

— Ah !

Il était tout confus et déçu, le Belge ! Derieux enchaîna :

— Ce type est bien décidé à ne jamais nous laisser voir ce blé, mais il nous l’a dit à l’iranienne. C’est tout.

— Pourquoi lui avez-vous laissé de l’argent, alors ?

— Parce que je préfère qu’il croie que je le crois. Comme ça, il dormira sur ses deux oreilles.

— C’est foutu, conclut Van der Staern. Eh bien, deux mille kilomètres pour rien ! Vous auriez mieux fait de demander cette fichue autorisation avant de partir.

— Si on l’avait eue, il aurait demandé un papelard de la griffe du chah, si j’ose dire, ricana Derieux. Il n’y a plus qu’une solution : aller voir sans sa permission.

— C’est aussi ce que je pense, dit Malko.

Van der Staern les regarda, effaré.

— Vous êtes fous ? On va se faire tirer comme des lapins.

— Pas la nuit. Ils dorment. Je connais les Iraniens.

La voiture entra en ville.

— Moi, je n’y vais pas, fit fermement Van der Staern.

— Mon cher, vous nous ferez gagner un temps précieux en venant reconnaître votre marchandise, souligna Malko.