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— Vous n’êtes pas venu jusqu’ici pour rater la partie la plus intéressante de la balade, renchérit Derieux.

Pas convaincu, le Belge grommela. Ils arrivaient à l’hôtel.

— Je vous laisse là, dit Derieux. J’ai deux ou trois emplettes à faire pour ce soir…

La nuit était claire. Les trois silhouettes se découpaient nettement sur le fond du désert. La Mercedes était restée derrière une cabane abandonnée, à un kilomètre de là. Maintenant, ils longeaient la clôture barbelée du camp militaire, du côté opposé au poste de garde.

— Là, ça va, souffla Derieux.

Il tira de sa ceinture une énorme paire de cisailles et enfila de gros gants de cuir. Il y eut quelques claquements secs et les barbelés s’écartèrent. Derieux passa le premier ; il remit les cisailles à sa ceinture et s’assura que son Smith et Wesson coulissait bien dans sa gaine. Malko avait son colt à la main.

Au loin il y avait une masse noire.

— Voilà la voie de chemin de fer, dit Malko. Suivons-la.

A la queue leu leu, ils s’engagèrent entre les rails. Le camp était silencieux. De temps à autre, le désert renvoyait l’aboiement d’un coyote.

Il était deux heures du matin.

Soudain les wagons apparurent, en longue file, isolés des bâtiments. Les trois hommes avancèrent, protégés par l’ombre des wagons. Des cailloux crissaient sous leurs chaussures, mais il n’y avait âme qui vive.

Malko arriva à la hauteur du premier wagon. À tâtons, il chercha les portes. Un gros cadenas les verrouillait. Il n’était même pas sûr que ce soient bien les wagons chargés de blé.

— Attendez-moi là, murmura-t-il.

Il suivit la file des wagons, en les comptant. Quand il fut à dix, brusquement les masses noires changèrent d’aspect : c’était maintenant des plates-formes, avec des chars et des camions. Il marcha encore pour arriver à la fin du convoi. Il n’y avait plus de wagons couverts. Donc, les dix premiers devaient contenir le blé.

Revenant sur ses pas, il retrouva les deux autres. Van der Staern s’était accroupi près d’un boggie et paraissait plus mort que vif. Derieux gardait un œil sur les baraques du camp.

— Il faut ouvrir le premier wagon, dit Malko.

Sans mot dire, Derieux tira sa pince et commença à triturer le cadenas. Il s’acharna pendant plusieurs minutes, jurant à voix basse et donnant de furieux coups de poignet. Ça résistait.

Enfin il y eut un claquement sourd. Un des pitons avait cédé.

Avec d’infinies précautions, Derieux et Malko entreprirent de faire glisser la porte, ce qui causa un grincement effroyable. Les deux hommes s’arrêtèrent. Il y avait de quoi réveiller tout le monde à un kilomètre !

Ils recommencèrent, avançant millimètre par millimètre. Cette fois, cela se fit presque en silence. Mais une odeur désagréable s’échappa du wagon.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? souffla Derieux. Il y a des cadavres, là-dedans !

C’était une senteur fade et humide, avec des relents aigrelets de yoghourt tourné.

— Van der Staern, venez voir.

Le Belge quitta l’abri du boggie et rejoignit les deux hommes.

— C’est le blé, dit-il après avoir humé la puanteur.

— Le blé ! Ils l’ont fait pousser dans un cimetière !

— Non, il est complètement pourri. Ça n’a rien d’étonnant avec la chaleur qu’il fait. Il doit germer dans les sacs.

Maintenant la porte était complètement ouverte et l’odeur était épouvantable. On distinguait vaguement les contours des sacs entassés.

— Dites-moi, fit Malko, du blé comme ça, c’est comestible ?

Van der Staern secoua la tête :

— Même des Indiens affamés n’en voudraient pas. Il est complètement impropre à la consommation.

— Et ça ne vous étonne pas, qu’on vous le paie à prix d’or ?

— Peut-être que les autres wagons sont meilleurs.

— On va voir.

Derieux reprit ses tenailles et attaqua le second wagon. Il avait la technique ; cela dura beaucoup moins longtemps.

La puanteur était la même.

Les troisième et quatrième wagons étaient pourris aussi.

— Inutile de continuer, dit Malko. Van der Staern, vous avez fait la meilleure affaire de votre vie, ou la plus mauvaise… Venez, ouvrons quelques sacs pour voir de plus près ce blé qu’on paie si cher.

Ils retournèrent au premier wagon. Derieux tira à lui un sac et le jeta par terre. Avec un couteau il coupa la ficelle. Malko et Van der Staern retinrent leur respiration. On avait l’impression d’être sur un charnier. Surmontant son dégoût, Derieux plongea la main dans la masse.

— C’est plein de vers, grogna-t-il.

Le bras enfoncé jusqu’à l’épaule, il farfouillait.

— Il y a quelque chose.

— Quoi ?

— Je ne sais pas. Comme une boîte à chaussures métallique.

— De la drogue ? demanda Van der Staern.

— Ça m’étonnerait. Ici, on en exporte plutôt. Non, il y a une poignée et c’est très lourd.

— Essayez de le sortir, suggéra Malko.

Derieux allait répondre quand, près des baraques, s’alluma un projecteur, braqué droit sur le wagon qui les cachait.

— Bon Dieu !

Malko était furieux. Tout avait été trop facile ! On les attendait. Ce n’est pas par hasard que ce projecteur s’allumait en pleine nuit.

— Filons, ordonna-t-il. On a peut-être encore le temps.

Ils se lancèrent vers la clôture. S’ils parvenaient à la voiture, ils étaient sauvés.

Derieux se faufilait déjà, quand Malko le retint :

— Couchez-vous.

Au même instant une rafale de mitraillette claqua au-dessus de leurs têtes ; un groupe de soldats arrivaient de l’extérieur pour les prendre à revers : ils étaient cernés.

Plusieurs rafales suivirent la première. Heureusement les soldats tiraient au jugé. Mais une volée de balles s’enfonça dans le sable tout près de Malko, et une autre ricocha sur des cailloux avec un sale miaulement.

Soudain une fusée monta dans le ciel, au-dessus du désert et retomba lentement, suspendue à un parachute. Elle éclairait comme en plein jour l’endroit où ils se trouvaient.

— Filons aux wagons, on pourra mieux se défendre, ordonna Malko. Ils ne veulent pas nous prendre vivants.

Ils foncèrent, cassés en deux. La lueur de la fusée se rapprochait d’eux. Au moment où leurs silhouettes se détachaient, une longue rafale claqua dans leur dos : ils étaient déjà à plat ventre.

— Saloperie, c’est une mitrailleuse ! gronda Derieux.

La fusée toucha le sol avec un grésillement et s’éteignit. Ils bondirent et atteignirent le premier wagon au moment où une seconde fusée montait gracieusement dans le ciel.

Cette fois, il n’y eut pas de rafale. Mais Malko vit distinctement une petite colonne qui franchissait les barbelés, par le trou qu’ils avaient fait, et venait droit sur eux.

— Il faut ouvrir l’autre porte, autrement ils vont nous prendre à revers.

Heureusement les sacs ne remplissaient pas tout le wagon. Derieux se mit à les empiler comme un fou et parvint à la porte. Celle-là s’ouvrait de l’intérieur. Il la tira et la referma aussitôt, ne laissant qu’une étroite meurtrière. Avec son Smith et Wesson, il tira trois coups dehors. On entendit un cri et une grêle de balles s’abattit sur le wagon.

— Les salauds, ils arrivaient en catimini, expliqua Derieux. Maintenant, ils vont faire attention ; ils savent qu’on peut se défendre. Faut s’organiser.

En quelques minutes, ils eurent aménagé au milieu du wagon un petit blockhaus, fait de sacs de blé. Les deux portes du wagon étaient ouvertes, pour surveiller l’extérieur. Malko tira en même temps que Derieux, pour montrer à leurs adversaires qu’ils avaient deux armes.