Les bruits de la bataille ne parvenaient plus que faiblement, du sud de la ville. Les rebelles semblaient être refoulés partout.
Au Hilton, c’était la panique. Le hall grouillait d’Américaines nerveuses qui harcelaient les employés de la réception, leur posant des questions saugrenues.
Les gens se pressaient derrière les grandes baies vitrées, d’où l’on voyait tout le panorama de la ville. Plusieurs colonnes de fumée noire montaient dans le ciel limpide, au sud de la Chah-Reza. Un petit avion tournait au-dessus de la ville.
Malko prit sa clef et ils montèrent dans sa chambre.
La serviette de l’Américain n’était pas fermée à clef. Elle contenait une épaisse liasse de dollars et une feuille de papier calque pliée en quatre. Malko la déplia et l’étala sur le lit.
C’était un plan de Téhéran, sur lequel on voyait plusieurs ronds bleus et rouges, avec des annotations et des noms. Tous étaient situés dans le sud de la ville, au carrefour d’avenues importantes.
— Voilà l’emplacement des groupes armés, dit Malko. Ils disposaient donc de douze armes automatiques, au moins. Ceux-là devaient agir comme provocateurs. C’est facile à vérifier.
Il se pencha sur la carte. Au bas de l’avenue Khiaban, là où ils se trouvaient deux heures plus tôt, il y avait un petit cercle rouge et un nom : la mitrailleuse qui avait tiré sur la police près de Malko.
— Voilà donc pourquoi ils avaient besoin d’armes et d’argent, murmura Malko. Ils ont payé comptant des mercenaires, pour encadrer les manifestants. Khadjar voulait prendre le pouvoir de cette façon. Ça n’a pas marché…
Derieux secoua la tête.
— Ça ne colle pas. Khadjar sait très bien que deux régiments blindés de la Garde Impériale stationnent en permanence à l’extérieur de la ville, et qu’ils peuvent intervenir en deux heures. Contre eux les mitrailleuses et même les bazookas ne font pas le poids. Il n’espérait pas liquider le chah de cette façon.
— Alors qu’est-ce qu’il a cherché ?
— Je ne vois pas exactement. Peut-être tout simplement créer des désordres, pour pouvoir liquider tranquillement les éléments modérés qui pourraient plus tard s’opposer à lui. C’est bien dans sa manière. Nous verrons cela en lisant les journaux : ils sont à sa botte.
— Vous devez avoir raison. En tout cas, une chose est certaine : Schalberg et Khadjar marchent la main dans la main contre le chah. Ce n’est pas lui qui leur a demandé de tirer sur ses propres chars…
— Vous savez, dans ce pays, rien n’est impossible.
— Quand même ! Il faut prévenir le chah de ce qui se trame. Redescendons en ville. Allons voir ce qu’est, devenue votre voiture.
— Bonne idée. Il ne doit pas en rester grand-chose.
Ils eurent beaucoup de peine à trouver un taxi qui acceptât de les descendre dans Téhéran. Dès qu’ils eurent atteint les lisières de la ville ils tombèrent sur des barrages. À chacun d’entre eux, Derieux montrait ses papiers et expliquait qu’il allait chercher sa voiture.
Ils parvinrent ainsi jusqu’à la poste. La place grouillait de soldats. Un Patton achevait de brûler au début de la rue Lalézar. Un camion bâché passa près d’eux, et Malko eut le temps de voir qu’il était plein de corps entassés en désordre.
— Ça a été sanglant, murmura-t-il.
Leur chauffeur les débarqua avant le Bazar, en face de l’immeuble de la radio. Il ne voulait pas aller plus loin. Ils se faufilèrent à pied entre les patrouilles et arrivèrent jusqu’au Bazar.
La Mercedes n’était plus qu’un tas de ferraille renversée. On y avait mis le feu avant de s’en servir comme barrage antichar.
— Tant pis. Vous m’en paierez une autre. Vous avez de quoi.
Malko sourit.
— D’accord. Après tout, le Trésor ne sait pas que j’ai retrouvé une partie des dollars. À cinq ou six mille près ! Allons au Palais. Vous connaissez quelqu’un ?
— Oui, Rhafa, le porte-parole. Mais c’est un pourri. Vous devriez passer par l’ambassade.
— Pas indiqué ! Schalberg y est trop puissant. Je préfère atteindre le chah directement.
— Comme vous voudrez.
Ils se remirent en marche. Malko avait laissé la précieuse serviette dans sa mallette, à l’hôtel.
Il n’y avait plus un taxi dans les rues. Des débris jonchaient la chaussée. Les vitrines étaient brisées, d’autres avaient baissé leur rideau de fer. En vingt minutes, ils parvinrent à la rue Pasteur, qui conduit au Palais du Chah. Un barrage les arrêta tout de suite. Il fallut parlementer. Il y avait des troupes partout. À travers les grilles du Palais, on les voyait camper sur les pelouses.
Malko et Derieux mirent encore vingt minutes pour parcourir les cent mètres de la rue. Trois chars gardaient la petite place du Palais. Un géant de plus de deux mètres, sergent de la Garde Impériale, leur barra le passage.
— Je dois voir le général Nessari, dit Derieux.
C’était le général commandant la Garde. L’autre les laissa passer. Dans le jardin, ils obliquèrent et filèrent vers le bureau de Rhafa, où on les introduisit tout de suite.
Rhafa était un petit homme tiré à quatre épingles, l’air chafouin derrière de grosses lunettes et la voix onctueuse. Il s’intéressait de très près au personnel féminin de son bureau et cumulait les fonctions de porte-parole avec celles d’agent secret et d’attaché culturel. Sa force venait de ce qu’il voyait le chah tous les matins et de sa servilité.
Il écouta les explications de Derieux avec componction, en prenant quelques notes rapides en persan.
— Je vais transmettre votre requête immédiatement, dit-il à Malko. Je verrai Sa Majesté demain matin. Que dois-je indiquer, pour le motif de cette entrevue ?
— Une raison urgente, grave et confidentielle, répondit Malko. Je suis ici en mission spéciale, pour le gouvernement des États-Unis.
Pour frapper un grand coup, il tira ses lettres de créance et les lui montra. Rhafa cligna des yeux et rendit le papier, la voix encore plus douce.
— Pourquoi ne passez-vous pas par la voie diplomatique, monsieur Linge ? Vous paraissez muni d’un mandat officiel.
— J’ai mes raisons, coupa sèchement Malko. Des raisons qui intéresseront Sa Majesté.
Rhafa n’insista pas. On apporta des tasses de thé. Rhafa trempa poliment ses lèvres dans la sienne et tendit la main à Malko.
— Téléphonez-moi demain matin, vers onze heures. Je saurai quelque chose. À quel hôtel êtes-vous ?
— Le Hilton.
— Très bon hôtel. À demain.
Une secrétaire minuscule et poilue les raccompagna.
— Si vous avez votre rendez-vous demain, je suis le pape, dit Derieux, dès qu’ils furent sortis.
Malko ne répondit pas. Rhafa ne lui inspirait pas confiance.
— Rentrons à l’hôtel, proposa-t-il à Derieux. Je voudrais mettre en sûreté les documents et l’argent.
— Je connais un endroit.
Ils durent marcher plus d’un kilomètre avant de trouver un taxi. Tout le nord de la ville était calme, mais il y avait des camions de troupes partout. Au passage, Derieux acheta l’Éttaalat, qui venait de sortir. Une grande manchette barrait la page :
Des émeutiers communistes tentent de prendre le pouvoir.
L’article expliquait que les membres du Toudeh, à l’aide d’armes de contrebande, avaient essayé, avec la complicité d’éléments syndicalistes, d’envahir les commissariats de police dans le sud de la ville. Au cours des bagarres, plusieurs meneurs du Front National avaient été arrêtés. L’armée était restée fidèle au régime et avait maté la rébellion.