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— Pourquoi ne l’avez-vous pas gardé ?

— Pour quoi faire ? Nous ne sommes pas des terroristes… Comme cela, vous me croirez peut-être à l’avenir. Si toutefois il y a un avenir pour vous.

— Vous êtes optimiste !

Le Russe se leva et écrasa son mégot dans un cendrier.

— Non, réaliste. Vous représentez un danger pour Khadjar. La petite révolution d’hier ne constitue que la première partie de son plan.

— Quelle est la seconde ?

— L’élimination du chah. Sans nous, c’était fait hier. Le chah disparu, il aura la voie libre. En travers de la réalisation de ces grandioses projets du général Khadjar, il n’y a que vous.

— Merci.

— Je vous souhaite bonne chance. Si nous pouvons vous aider, nous le ferons.

Malko fronça les sourcils.

— J’ai bien envie de prendre le premier avion pour Washington et d’aller expliquer tout cela au Président. D’autant que je possède certaines preuves…

Le Russe secoua la tête.

— Ce sera trop long. Je connais les hommes politiques. Khadjar est soutenu par des lobbys puissants à Washington. Jamais on ne le désavouera en quelques jours, même avec votre témoignage. Et après, ce sera trop tard… Il n’y aura plus qu’à reconnaître son gouvernement.

— Que me conseillez-vous, alors ?

— Agissez ici. Voyez le chah. Ou empêchez Khadjar d’agir. Vous-même. Avant qu’il ne vous empêche d’agir vous, définitivement.

Il avait la main sur le bouton de la porte.

— Je vous signale, à tout hasard, que notre VIe Armée, commandée par le camarade-général Kerenski, vient d’entreprendre des manœuvres blindées le long de la frontière d’Iran, entre Tabriz et Babolsar… Nous prenons cette affaire très au sérieux, SAS.

La porte se referma doucement.

Sans le sac posé sur le lit, Malko aurait pu croire qu’il avait rêvé. Il alla au réfrigérateur et se versa une bonne ration de vodka, qu’il avala avec une grimace.

Ainsi, il était pratiquement tout seul, pour empêcher un coup d’État qui risquait de déclencher une guerre ! Ses alliés étaient une barbouze d’occasion et des gens pour le moins peu sûrs… Il ne pouvait compter, ni sur l’ambassade, ni, bien entendu, sur la CIA. Si seulement il avait pu parler dix minutes au téléphone ! On lui aurait envoyé du renfort.

Avant tout, il fallait se débarrasser du dangereux cadeau du Russe. Celui-là, impossible de savoir s’il avait dit la vérité. Puisque l’attentat avait échoué…

Il soupesa le sac. Difficile à croire, que cette poudre innocente puisse détruire un immeuble de vingt étages ! Comment s’en défaire ? L’idéal aurait été d’aller l’enterrer dans un endroit désert. Si son taxi avait un accident, ça ferait un beau feu d’artifice… Soudain, Malko eut une inspiration : les toilettes. Il vérifia la chasse d’eau : elle marchait.

Avec mille précautions, il versa le tiers du sac dans la cuvette, laissa la « farine » se diluer dans l’eau et tira la chasse. La purée blanchâtre disparut, avec des glouglous inoffensifs. Il ne restait qu’à répéter l’opération, jusqu’à ce que le sac soit vide. Ensuite Malko le plia soigneusement et le mit dans sa valise. Encore une pièce à conviction : les chimistes y verraient bien quelque chose…

Satisfait d’être débarrassé de cet encombrant cadeau, il décida d’aller un peu se détendre au bar. Pour l’instant, il n’y avait rien à faire qu’à attendre la réponse de Rhafa. Et puis, en plus, il venait peut-être, au bar, des gens intéressants.

Il s’installa dans un coin. Le barman lui apporta une vodka-lime. Presque tout de suite, un garçon vint s’incliner devant lui :

— Monsieur Linge ?

— Oui.

— On vous demande au téléphone, dans le hall.

C’était son ami russe.

— J’ai pensé que vous étiez au bar. Je veux vous avertir au sujet de la farine… Il ne faut à aucun prix la jeter dans les toilettes, comme vous avez dû en avoir l’idée. J’ai consulté un de nos techniciens.

Malko sentit ses cheveux se dresser sur sa tête.

— Pourquoi ?

— Parce que les matières organiques des vidanges peuvent causer une réaction hautement explosive avec la farine, et faire éclater les tuyaux, et l’immeuble avec…

— Vous me téléphonez un peu tard, dit Malko.

Le Russe eut un rire sans joie :

— Dans ce cas, mon cher, je ne saurais trop vous conseiller d’aller dîner dehors… Le plus loin possible.

Et il raccrocha. Malko retourna au bar, mais la vodka avait un drôle de goût, maintenant. À chaque instant, il s’attendait à être soulevé de terre par une gigantesque explosion. Une porte claqua et il décolla presque de son fauteuil. Il jugea meilleur pour ses nerfs de prendre un peu de recul. Si le Hilton devait sauter, autant que ce soit sans lui.

Il décida d’aller au Palais. Ce serait plus efficace qu’un coup de téléphone.

Cette fois, il entra sans difficulté. La révolution était finie. Rhafa le fit attendre cinq minutes avant de le recevoir. Il était toujours aussi affable. Pendant plusieurs minutes, il entretint Malko de la beauté des poèmes de Hafiz, qu’il était en train de traduire en français. Comme Malko n’accordait visiblement qu’une attention lointaine à ce cours de littérature persane, le fonctionnaire sembla soudain se réveiller.

— Ah oui, j’ai vu Sa Majesté ce matin, je lui ai fait part de votre demande d’audience.

— Et alors ?

— Sa Majesté sera très heureuse de vous recevoir.

— Quand cela ?

— Dès que cela lui sera possible. Combien de temps comptez-vous rester à Téhéran, monsieur Linge ?

Dès qu’il clignait des yeux, Rhafa ressemblait à un oiseau de nuit surpris par le jour. Malko posa ses mains à plat sur le bureau.

— Là n’est pas la question. Je dois voir le roi au plus vite. Vous comprenez ?

Rhafa cligna frénétiquement des yeux.

— Je fais l’impossible. Je vois encore le roi ce soir ; je lui parlerai de vous. Je vous promets de plaider votre cause. Mais, vous savez, Sa Majesté est très prise en ce moment. Si je pouvais lui dire de quoi il s’agit…

— Pas question !

Malko en avait assez de ce chafouin.

— À demain. Je serai là à la même heure.

Il avait parlé en persan. Rhafa bredouilla un « au revoir » inquiet, servile comme un bon courtisan. Cet étranger blond lui faisait peur. Pourquoi voulait-il tellement voir le roi ? D’autres ne voulaient pas qu’il le voie…

En sortant du Palais, Malko se fit conduire directement à l’ambassade américaine. Au passage il acheta les journaux dans un kiosque. Il y avait une grande photo du général Khadjar, le vainqueur de la révolte communiste. L’Université était fermée et le couvre-feu régnait de dix heures à six heures du matin. Tout était mis sur le dos du Toudeh, « Tous les leaders ont été arrêtés », disait l’article…

L’ambassadeur fit attendre Malko près d’une heure. Il devait être furieux que l’agent secret ne soit pas venu le voir plus tôt. C’était un petit homme rougeaud, presque chauve, avec deux yeux bleu délavé. Le parfait diplomate de carrière sans envergure. Il ne devait sortir de son ambassade que pour courir les cocktails. Il serra sans chaleur la main de Malko.

— Robert Kiljoy.

— Prince Malko Linge.

Il tiqua un peu sur le titre, mais n’insista pas.

— Schalberg m’a parlé de vous. En quoi puis-je vous être utile ?