Malko tira sa lettre de créance et la lui tendit. Pendant que le diplomate lisait, l’agent secret expliqua brièvement la situation. Sa mission exigeait qu’il eût d’urgence un entretien avec le chah. Est-ce que l’ambassadeur pouvait l’aider ?
L’ambassadeur se ferma aussitôt.
— La voie normale, c’était par Rhafa et Alah, le ministre de la Cour, expliqua-t-il, mais ils ne sont jamais pressés. Je peux cependant vous donner un mot pour Rhafa.
— Vous n’avez rien de plus rapide ? coupa Malko.
— Peut-être par le général Khadjar… Si Schalberg le lui demande personnellement, il fera un effort. Il est très bien placé.
Malko eut un geste d’agacement.
— Comment feriez-vous, vous, fit-il avec exaspération, si vous deviez voir le chah dans les vingt-quatre heures ?
L’autre le regarda, effaré.
— Mais, mais… Cela ne s’est jamais produit. Et il y a des usages, des coutumes. Je verrais le ministre des Affaires étrangères, qui transmettrait. Mais, au fond, pourquoi ne voulez-vous pas recourir au général Khadjar ? Il est très aimable avec nous.
— J’ai des raisons de ne pas me fier entièrement à sa gentillesse, répliqua sèchement Malko.
Kiljoy le regarda comme s’il lui avait annoncé que le président des USA était inscrit au parti communiste.
— Mais c’est l’homme le plus sûr que nous ayons dans ce pays ! s’écria-t-il. C’est lui qui nous a remis en selle en 1951. Je l’aime beaucoup, ajouta-t-il avec chaleur.
Ce n’était plus la peine d’insister. Et encore moins de dévoiler les vraies raisons de la visite.
— Pouvez-vous néanmoins, par vos contacts personnels, tenter de m’obtenir une entrevue avec le roi dans les plus brefs délais ? conclut Malko en se levant. C’est de la plus haute importance. Bien entendu, je vous demande de garder le secret le plus absolu sur notre conversation. Même avec vos collaborateurs les plus proches. Cela ne regarde que la Maison-Blanche, vous et moi.
Kiljoy acquiesça avec ardeur. Malko le quitta sans illusion. Les diplomates n’ont jamais aimé les barbouzes, et il était sûr que Kiljoy lui mettrait des bâtons dans les roues. De plus, il avait une vénération pour les deux généraux, qui représentaient l’autorité légale. Pour le diplomate, Malko n’était qu’un agent secret un peu louche, doté de pouvoirs beaucoup trop étendus, une sorte d’homme de main amélioré.
Il avait promis d’appeler Malko le lendemain, pour le rendez-vous avec le chah. Il ne restait plus à Malko qu’à se tourner vers le fidèle Derieux. Sans prendre la peine de lui téléphoner, il sauta dans un taxi et se fit conduire chez le Belge.
Celui-ci vint ouvrir, toujours escorté de son molosse. Avant même que Malko lui ait dit bonjour, il l’interrogea :
— Vous avez bien envoyé un câble hier ?
— Oui. Pourquoi ?
— Il n’est pas parti. Ordres supérieurs. J’ai su cela par mes informateurs à la poste.
Ça promettait !… Malko décida d’oublier ses soucis pour quelques heures, avec le Moët et Chandon de contrebande de Derieux.
CHAPITRE X
Étendu sur son lit, en chaussettes et slip, Malko grillait la dernière cigarette de son paquet. Tout allait mal. La bonne de l’étage avait à moitié carbonisé le beau complet d’alpaga, en faisant semblant de le repasser. De noir, il était devenu presque roux. Malko s’en était étranglé de rage. Avec amour et un chiffon mouillé, il avait passé une bonne demi-heure à tenter de limiter les dégâts. Mais le pantalon ne serait plus jamais le même.
Après le petit déjeuner, il avait avisé une brune splendide qui errait seule dans le hall. Il avait réussi à engager la conversation, pour se la faire soulever cinq minutes plus tard par un géant barbu – son mari – qui la lui avait presque arrachée du bras.
La visite à Rhafa ne s’était pas mieux passée.
Le fonctionnaire n’était même pas là ; Malko avait été reçu par un de ses sbires, absolument terrorisé, qui lui avait juré que M. Rhafa avait d’autres soucis dans l’existence que d’obtenir une audience de Sa Majesté pour Son Altesse Malko Linge. Certainement demain, au plus tard après-demain… C’était le meurtre ou le haussement d’épaules. Malko avait choisi la seconde solution par flemme. Quant au minuscule Alah, le ministre de la Cour, il était introuvable… Après l’éternelle tasse de thé, Malko était ressorti, dégoûté du palais blanc.
Il avait essayé de joindre de nouveau Derieux. Le Belge était absent pour la journée, vaquant à de mystérieuses besognes. Impossible de joindre l’ambassade au téléphone. Toujours occupé. Malko avait tourné dans sa chambre toute la journée, comme un lion en cage. De la révolution, il ne restait que le couvre-feu. S’il n’y avait pas eu le plan de feu trouvé sur le cadavre de l’Américain, dont aucun journal n’avait parlé, et les dollars, Malko aurait pu se dire que nul danger n’existait plus, qu’il pouvait rentrer tranquille à Washington. Mais il savait que Khadjar n’avait pas déclenché pour rien ces émeutes. Il était sûr maintenant que le prochain pas serait l’élimination du chah, ce qu’il devait justement empêcher. Mais comment ? Il venait de se fixer une limite : s’il ne parvenait pas à voir le chah dans les deux jours, il prendrait le premier avion pour Washington, pour aller expliquer la situation.
La nuit tombait. De sa fenêtre, Malko vit s’allumer les premières lumières de la ville. Dans deux heures la voiture de Tania Taldeh viendrait le chercher. Agréable détente en perspective ! Du coup, il passa dans sa salle de bains et se frictionna tout le corps à l’eau de toilette française. Puis il se brossa les dents avec rage. Haleine fraîche et bonne odeur sont les deux principaux attraits du séducteur, c’est bien connu. Qui sait, il pourrait peut-être glaner des informations intéressantes, à cette soirée !
Il finissait de s’habiller quand le téléphone sonna. C’était Derieux.
— Je suis en bas. Je monte vous dire bonjour.
Il raccrocha immédiatement. Cinq minutes plus tard, il frappait à la porte.
— J’ai des nouvelles assez curieuses, dit-il tout de suite. Les armes de Van der Staern n’ont pas été perdues pour tout le monde…
— Ah ?
— Oui, j’ai vu des amis qui revenaient de la région d’Ispahan. Ils ont été en contact avec les tribus qui se baladent dans la région. Or, ces tribus viennent de recevoir un armement qui ressemble à s’y méprendre au nôtre. Et elles s’attendent à s’en servir assez vite. Pour le moment, elles se font la main sur les caravanes isolées et sur les petits villages. À tel point qu’on a dû en pendre deux ou trois qui exagéraient…
— En quoi est-ce que cela concerne notre histoire ?
Derieux rit.
— C’est pas compliqué. D’abord, ces tribus portent le nom de notre cher général Khadjar et lui sont toutes dévouées. On a le sens de la famille, dans ce pays. Ensuite, il y a cinquante ans, le père du chah actuel les a désarmées, parce qu’elles en faisaient un peu trop à leur tête en coupant celles des autres. Alors vous pensez bien que si Khadjar leur rend leur honneur et le moyen de se défendre, elles se feront une joie de l’aider à pousser affectueusement le chah vers la sortie. D’autant qu’au passage elles en profiteront pour faire la loi aux autres tribus qui, elles, n’ont toujours pas d’armes… Vous pigez ?
— Parfaitement. On dirait que ça se dessine. Je me demande ce que je suis venu faire dans ce méli-mélo.
— Encore une chose, fit Derieux.
— Une mauvaise nouvelle ?
— Ça dépend pour qui. On parle d’une tentative de liquidation du chah, très bientôt, c’est-à-dire dans deux jours, à l’occasion de la grande fête de gymnastique qui aura lieu au stade Asrafieh. Ce qui n’aurait rien d’étonnant, car le chah se montre rarement.