— Vous avez des précisions ?
— Rien. C’est un vague tuyau. Vous savez, ici, c’est dur de faire du renseignement précis ! Ça peut vous paraître incroyable, que je puisse savoir qu’on tentera d’assassiner le chah, mais si ça se trouve on le lui a dit aussi, et il a haussé les épaules. Ou il ne se passera rien du tout, comme d’habitude. Pourtant il y a un détail bizarre : le type qui m’a dit cela vient d’envoyer toute sa famille en Europe. Comme s’il craignait un vrai coup dur…
Malko hocha la tête :
— Ça ne m’étonne pas. Écoutez ce qui m’est arrivé…
Il lui raconta la visite du Russe et la mauvaise plaisanterie de la farine explosive.
— Qui tire les ficelles derrière tout cela ? À force de se faire des entourloupettes, ils ne le savent peut-être plus eux-mêmes. Appelez-moi demain matin. Nous irons ensemble voir cette canaille de Rhafa. J’ai des arguments que vous n’avez pas.
— Quoi donc ?
— Des films. Rhafa s’intéresse beaucoup à un certain genre de cinéma… – Il eut un clin d’œil égrillard. – Vous voyez ce que je veux dire. À l’occasion, il ne dédaigne pas de faire un peu de figuration, sinon intelligente, du moins active. Je possède quelques documents amusants, et il le sait… Sur ces paroles d’espoir je vous quitte.
Il restait tout juste à Malko le temps de se changer. Les propos du Belge l’avaient laissé rêveur. Ainsi il aurait peut-être son rendez-vous avec le chah parce que l’attaché culturel aimait partouzer. Quel pays !
La sonnerie du téléphone l’arracha à sa rêverie. On l’attendait en bas.
Après un court instant de réflexion, il décida de laisser son colt dans la chambre. Il allait à une soirée mondaine, et il avait l’impression qu’il n’aurait pas besoin d’une arme aussi redoutable pour forcer la belle Tania dans ses derniers retranchements…
Tania lui avait envoyé un chauffeur ne comprenant que le persan et probablement muet. La voiture était une Buick grise dernier modèle. Il y avait, en face de la banquette arrière, un petit bar avec un carafon de vodka. Malko s’en servit un verre. La voiture roula une demi-heure. Ils étaient dans un quartier que l’Autrichien ne connaissait pas, où il n’y avait plus que des villas isolées, entourées de parcs immenses. Et pas plus de piétons que dans un sentier de Beverly Hills…
Ils montaient toujours. Enfin, la Buick franchit une grille et s’engagea dans un chemin privé. Il y en eut encore pour deux bons kilomètres avant d’apercevoir les lumières de la maison.
Tania était sur le perron, éblouissante en fourreau vert jade, qui semblait avoir été coulé sur elle, avec un décolleté à ridiculiser Sophia Loren. Mais Malko fut fasciné surtout par les mains longues et fines que terminaient des griffes rouges.
Elle planta ses grands yeux dans ceux de Malko. Pour une fois, les yeux d’or cillèrent. Ce qu’il lisait dans ces deux lacs verts était si précis qu’il eut envie de prendre la belle par la main et de l’entraîner sous un des grands arbres du parc.
— La route ne vous a pas paru trop longue, monsieur Linge ?… Entrez, je vous rejoindrai tout à l’heure. Je dois saluer les invités.
Malko obéit et entra. La maison était immense. Le living-room avait bien trente mètres de long. Il donnait sur une terrasse d’où on voyait au loin Téhéran. Les pièces étaient plongées dans la demi-obscurité. Une silhouette ondulante vint vers Malko :
— Je suis la sœur de Tania, fit une voix douce. Vous êtes Malko Linge ? Venez, je vais vous présenter.
Elle était moins jolie que Tania, mais encore très acceptable. Malko la suivit dans la pénombre. On lui présenta une bonne vingtaine de personnes aux noms imprononçables. Les hommes s’inclinaient très profondément, et les femmes tendaient des mains douces et fermes. Toutes étaient très parfumées et habillées de façon presque provocante.
Un électrophone distillait une musique de danse européenne. Des couples dansaient un peu partout, surtout dans les coins sombres. De jeunes femmes causaient sur les divans ; plusieurs hommes avaient déjà formé une table de jeu. On flirtait sur la terrasse. Malko suivait docilement son guide. Ils contournèrent un énorme buffet froid, chargé de plats d’inquiétantes couleurs, et enfin la sœur de Tania s’arrêta devant une forme assise dans un fauteuil.
— Saadi, tu connais Malko Linge, je crois ?
La forme se déplia et Malko eut devant lui le ravissant visage de chat de la fille du général Khadjar.
— Bien sûr. Comment allez-vous monsieur Linge ?
Malko baisa la main qu’on lui tendait. La soirée promettait : le choix allait être difficile. Était-ce voulu ?
— Alors, comment trouvez-vous l’Iran ? attaqua la jeune fille. Vous avez un peu voyagé ?
— Beaucoup, même, répondit Malko. Et je trouve que c’est un pays plein de surprises.
Pas la peine de préciser lesquelles.
Il voulut mettre la conversation sur un terrain qui l’intéressait.
— Malheureusement, je n’ai pas pu faire tout ce que je voulais. Les derniers jours ont été assez mouvementés, à Téhéran…
Saadi cracha comme un chat en colère.
— Ce n’était rien, rien du tout ! Quelques mécontents qui ont manifesté un peu violemment. Poussés par des communistes, bien entendu.
Tout en parlant, la jeune fille s’avançait vers la terrasse. Malko lui prit le bras, comme pour la guider.
— Mais il y a eu beaucoup de morts, paraît-il.
— Des morts ? – La voix de Saadi était furieuse. – Ce sont des mensonges de la propagande communiste. Les soldats tiraient en l’air, seulement pour se dégager.
— Mais j’ai vu des tanks…
— C’était pour leur faire peur.
C’était net et définitif. Les morts avaient dû mourir de peur. Ou Saadi était mal informée, ou elle mentait encore plus éhontément que son père. Malko quitta ce sujet brûlant :
— Où faites-vous faire vos robes ? Vous êtes merveilleuse.
Du coup, elle roucoula :
— À Paris. J’y vais deux fois par an. Vous aimez la façon dont je m’habille ?
— Beaucoup. Si nous dansions ?
La lune brillait, la terrasse baignait dans une agréable pénombre ; Saadi sentait bon et son corps doux et chaud s’appuyait, dans un frôlement de soie, contre celui de Malko. Que le chah était loin…
Malko ramena doucement contre sa poitrine sa main gauche, qui tenait celle de la jeune fille et la baisa du bout des lèvres. Rien que pour voir.
Elle appuya un peu plus sa joue contre celle de son danseur mais le corps ne suivit pas. Elle était nettement moins tendre que lors de leur précédente rencontre. C’était quand même agréable. Malko nageait dans un rêve doré quand une voix le fit sursauter :
— Je vous croyais perdu, Malko.
Tania était derrière eux, et c’était la première fois qu’elle l’appelait Malko.
Il eut un geste pour arrêter la danse avec Saadi.
— Ne bougez surtout pas, enchaîna Tania, de sa voix douce. Je craignais que vous ne vous ennuyiez, tout seul. – Elle marqua une pause. – Je ne savais pas que vous connaissiez déjà Saadi. A tout à l’heure.
Elle tourna les talons et s’éloigna en ondulant. La situation était critique. Malko devait choisir, et vite. Sinon, ces deux panthères se partageraient sa dépouille.
Il termina la danse sans pousser ses avantages. Pourtant Saadi se laissait un peu plus aller contre lui.
— Allons boire un verre, proposa-t-il.
— Bonne idée, fit Saadi. Rapportez-moi une orange pressée.
Furieux, Malko s’avança vers le buffet. Tania était entourée d’une douzaine de mâles, qui la dévoraient des yeux. En le voyant elle se tourna imperceptiblement. Il repartit vers la terrasse avec une vodka pure et un grand jus d’orange.