— Pourquoi ? Ce n’est pas ce que tu comptais faire ici avec moi ? Tu me jouais la comédie !
Malko leva les yeux au ciel. Elle était impossible !
— Bien sûr que non. Mais, depuis, il s’est passé autre chose, figure-toi !
— Quoi ?
— Il s’est passé que je suis sur ce lit, ficelé comme un saucisson. Ce n’était pas prévu au programme…
— Bien sûr. Mais ce n’est pas moi qui t’ai attaché.
— Non, tu t’es contentée de me guider jusque dans la gueule du loup.
— Je te l’ai dit : c’était pour ton bien. On voulait te faire du mal. Peut-être qu’on t’aurait tué. Moi, je ne voulais pas.
— Qui ça « on » ? Ta petite camarade Saadi, peut-être ?
— Pourquoi me le demandes-tu, si tu le sais ?
— Je m’en doutais seulement. Mais pourquoi as-tu accepté ?
Du coup, Tania éclata franchement de rire.
— Tu plaisantes ? Tu sais qui est le père de Saadi, non ? Quand il demande un service, il vaut mieux faire preuve de bonne volonté. L’année dernière, un type qui lui avait désobéi a été retrouvé en morceaux dans la montagne. Il avait été scié entre deux planches, dans les deux sens…
— Ainsi, c’était prémédité, notre petite soirée ?
— Non, pas quand je t’ai invité. Mais le lendemain, quand j’ai parlé de toi à Saadi, elle m’a dit que cela pourrait intéresser son père.
— Et alors ?
— Il est venu me voir lui-même. Il m’a dit qu’il fallait te retenir ici pour deux jours, que c’était très important et qu’il ne te serait pas fait de mal.
— Sauf pour le coup de matraque…
Elle tâta la bosse et sourit.
— Tu es assez fort pour t’en remettre. Si tu veux, je te le ferai oublier demain.
— En attendant, détache-moi. Ou au moins desserre mes liens, qu’on croie que je me suis détaché tout seul. Comme ça, tu n’auras pas d’ennui.
Elle secoua la tête.
— Impossible. De toute façon cela ne servirait à rien. Tu as vu l’homme qui t’a nourri. Ils sont trois qui se relaient dans la pièce à côté. Ils surveillent la porte et ont ordre de tirer sur toi à vue. Même si tu échappais à ceux-là, le parc est plein de chiens féroces de la police, qui te mettraient en pièces. Et si tu arrivais au mur, il y a encore un poste de garde sur la route, à l’entrée. De l’autre côté, c’est la montagne avec des précipices à pic. Non, crois-moi, il vaut mieux prendre ton mal en patience. Ce ne sera plus long.
Malko ferma les yeux, découragé. Elle ne mentait sûrement pas. Khadjar était un homme de précautions et avait bien fait les choses. S’il ne la prenait pas comme alliée, il était fichu.
— Écoute, reprit-il d’une voix très douce. Sais-tu qui je suis ?
— Oui, tu me l’as dit : le prince Malko Linge.
— Bon, mais sais-tu ce que je fais ?
— Non.
— Tu ne t’es pas posé la question ?
— Si. Je pense que tu es dans la politique, puisque tu connais Teymour.
— Je ne suis pas dans la politique. Tu sais ce que c’est qu’un agent secret, Tania ?
— Un espion ?
— Si tu veux. Pas tout à fait. Je travaille pour le gouvernement américain, dans les services de Sécurité. Mon patron, c’est notre Teymour à nous.
— Je vois.
— Bien. Tu sais que l’Amérique et l’Iran sont alliés ?
Elle éclata de rire.
— Bien sûr ! Vous nous donnez assez de dollars pour cela !
— Parfait. Et cela ne t’étonne pas, que le général Khadjar veuille me garder prisonnier et même me tuer ?
— Oh, tu sais, moi, je suis une fille ! Je ne comprends rien à la politique.
— Écoute, je vais te dire ce qu’il y a. Le général Khadjar est un traître à ton pays. Il a projeté d’assassiner le chah pour prendre le pouvoir à sa place. Et ce serait très grave pour mon pays.
Elle le regarda avec intérêt :
— C’est vrai, ce que tu dis ?
— Oui. Il faut empêcher cela.
Elle battit des mains.
— Tu es fou. Ce serait épatant, si Teymour était au pouvoir !
— Pourquoi ?
— Parce que Saadi est une de mes meilleures amies. Alors, tu penses à ce que j’aurais, comme avantages !
— Mais enfin, s’il assassine le chah ?
— Oh, tu sais, le chah en fait assassiner tellement ! Tout ça, c’est de la politique. Mais je serais bien contente que Teymour gagne. C’est un si bel homme ! L’as-tu déjà vu avec sa tunique blanche et ses décorations, au palais du Goulestan ?
— Tania, tu te moques de moi ?
Elle ouvrit de grands yeux :
— Mais pas du tout ! Pourquoi ?
— Tu es complètement amorale ?
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Rien. Détache-moi.
— N’insiste pas.
— Ils me tueront après. Je sais trop de choses sur eux. Tu auras ma mort sur la conscience.
— Non, je ne les laisserai pas faire.
— Tu es une enfant.
Elle l’embrassa.
— Pas tout à fait. Tu le sais bien.
— Porte au moins un message à quelqu’un.
— Je n’ose pas. Teymour me tuerait, s’il l’apprenait. Écoute, je te quitte jusqu’à ce soir. Je vais travailler. Demain, c’est fête, je passerai toute la journée avec toi.
Avant qu’il ait pu la rappeler, elle s’éloigna, avec son inimitable balancement. Il laissa retomber la tête, découragé. Quelques minutes plus tard, l’Iranien qu’il avait déjà vu entra et vint éprouver la solidité des liens. Ils ne prenaient vraiment aucun risque.
— Est-ce que tu veux gagner beaucoup d’argent ? murmura Malko en persan.
L’autre le regarda en dessous, intéressé.
— C’est facile, continua Malko. Détache-moi seulement les jambes. Je te donnerai dix mille tomans.
Le Persan grogna :
— Et le général me fera tuer. Non, je préfère vivre pauvre que mourir riche.
Il ressortit. Pour qu’un Iranien ne cherche même pas à gagner une somme pareille, il fallait qu’il ait vraiment peur. Ce n’était pas encourageant.
Devant cette situation sans issue, Malko prit le parti de somnoler. De toute façon, il valait mieux attendre la nuit pour tenter quelque chose. Quand l’autre reviendrait vérifier ses liens, il pouvait essayer de l’assommer d’un coup de tête. S’il réussissait, il parviendrait peut-être à prendre une arme ou un couteau dans les poches de l’homme. S’il échouait, il en serait quitte pour un passage à tabac…
Un bruit de voiture le réveilla. Puis il entendit une conversation en iranien. Il ne comprit pas le sens, mais un point était certain : l’une des voix était celle de Teymour Khadjar.
Malko ferma les yeux, faisant semblant de dormir. Quelques instants après, de lourds pas firent frémir le plancher. Une main le secoua rudement. Il rouvrit les yeux.
Le général était debout près du lit, encadré de deux gorilles aux mines patibulaires.
— Comment allez-vous, monsieur Linge ?
L’intonation était aussi mondaine que celle de Tania.
— J’irais beaucoup mieux si vous me faisiez détacher, répondit sèchement Malko. Je pense que vous savez à quoi vous vous exposez en séquestrant un citoyen autrichien et, qui plus est, fonctionnaire du gouvernement ?
Khadjar rit de bon cœur et tira de sa poche une boîte de cigarillos.
— Monsieur Linge, vous avez le sens de l’humour. Je vous ferai détacher. Bientôt. Quand vous ne risquerez plus de vous évader.
Le ton n’était pas rassurant. Malko préféra ne pas chercher à comprendre.
— Je dois vous féliciter d’abord de votre perspicacité, cher monsieur. Car, pour un étranger à notre pays, vous vous êtes remarquablement bien débrouillé.