— Merci.
— Oui, vous avez même failli me causer de sérieux ennuis. Si votre ambassadeur était un peu plus intelligent…
Malko ironisa :
— Et si vous disposiez de meilleurs techniciens. Parce qu’enfin, la farine qui fait boum, ce n’était pas mal, pour expédier le chah…
Khadjar rit jaune.
— Encore bravo ! Décidément, il était temps de vous mettre hors circuit.
— Qu’allez-vous faire de moi ?
— Mais je vais vous tuer, naturellement !
— Vous n’êtes pas bien sûr de vous, Général.
— Allons, ne me prenez pas pour un enfant. Je vais vous expliquer pourquoi je vais vous tuer. Pas pour ce que vous savez. Dans quelques dizaines d’heures, je serai le chef légal de ce pays. Donc tout ce que vous pourrez dire ne me touchera pas. En politique, la vengeance n’existe pas. Et puis, connaissez-vous beaucoup de chefs d’État de pays jeunes qui n’ont pas un peu de sang sur les mains ? Autrement, on ne les prend pas au sérieux.
— Alors ?
— Alors, je suis un homme prudent. Je suis votre ennemi. Et il ne faut jamais laisser un ennemi vivant lorsqu’on peut le tuer. C’est ainsi que l’on vit très vieux. Disons que c’est une précaution élémentaire… Et puis, je vais vous avouer un petit secret : j’aime bien tuer.
Il soupira :
— Je fais un travail tout à fait administratif, maintenant, vous savez. Il y a quelques années, j’ai fait des études passionnantes sur la psychologie humaine, en interrogeant moi-même les prisonniers politiques. Maintenant, où voulez-vous que je prenne le temps de descendre une heure dans mes caves ? Et puis, de vous à moi, la plupart des gens que nous attrapons sont des imbéciles. Et ce n’est absolument pas amusant, de tuer un imbécile. J’ai rarement, comme maintenant, une heure à perdre agréablement.
— Je suis sûr que vous ferez un très bon chef d’État, dit Malko ironiquement. Si vous réussissez votre petit plan.
— Ça devrait marcher, fit pensivement le général. Je vais d’ailleurs vous dire en quoi cela consiste, car cela n’a plus aucune importance pour vous. Et après tout, comme on dit au poker, vous avez payé pour voir.
— Je vous en prie.
— J’ai décidé de faire d’une pierre deux coups, c’est-à-dire d’éliminer, avec le chah, ceux qui le touchent de près. J’avais pensé au fusil à lunette, mais nous ne disposons pas de tireur d’élite et les lieux ne s’y prêtent pas. De plus, un coup malheureux est toujours à craindre.
« D’autre part, depuis l’attentat contre Hitler, je ne crois plus à la petite bombe. Aussi ai-je décidé d’employer les grands moyens : je vais bombarder sa Majesté.
— Bombarder ?
— Eh oui ! Demain, il y a une grande parade de gymnastique, présidée par le roi. Bien entendu, il sera soigneusement gardé, mais cela ne me gêne pas. Au moment où il prendra place dans la tribune, un petit avion décollera des environs du stade, chargé d’une centaine de kilos de dynamite, assez pour volatiliser la tribune.
« Cet avion a une particularité : il n’y aura personne à bord. Pas par sentimentalité, rassurez-vous ! Parce qu’un pilote peut changer d’avis au dernier moment, avoir peur. Tandis qu’une radio ne réfléchit pas. Mon avion sera téléguidé à partir d’un poste d’observation. Cela, grâce à l’obligeance du général Schalberg, qui m’a fourni un excellent technicien. Nous avons procédé à plusieurs dizaines d’essais, et ce garçon est précis comme un horloger. Il amène sa bombe volante sur la cible, à un mètre près. Cela ne peut pas rater. Au cas improbable où l’on repérerait cet innocent avion de tourisme, la chasse n’aurait pas le temps d’intervenir.
— Je suppose que vous vous abstiendrez d’apparaître à cette charmante manifestation ?
— Disons que j’arriverai en retard…
— Bien entendu, cet attentat sera l’œuvre de l’horrible parti Toudeh ?
— Tout juste ! Si l’on retrouve des débris, on découvrira les lambeaux de quelques tracts communistes. Vous comprenez qu’après un tel attentat il sera urgent de former un gouvernement solide, afin d’éviter des désordres plus sérieux…
— Au besoin, certaines tribus vous donneront un coup de main, pour liquider les derniers partisans du chah…
— Tiens, vous savez cela aussi ?… Encore bravo !
Malko voulait en avoir le cœur net.
— Dites-moi, mon cher Khadjar, les Russes, eux, sauront parfaitement que leurs amis ne sont pour rien dans… disons dans ce changement brusque de gouvernement. Vous ne craignez pas qu’ils ne réagissent un peu brutalement ? Je vous vois mal tenir tête à quelques divisions blindées sibériennes.
Khadjar haussa les épaules.
— La Maison Blanche ne tient pas à voir le drapeau soviétique flotter sur le golfe Persique. Les rapports du général Schalberg éclaireront le gouvernement américain sur le complot communiste qui aura coûté la vie au chah. C’est là que votre élimination dépasse le cadre de la simple fantaisie. Vous disparu, personne ne pourra contredire Schalberg.
— Eh bien, bonne chance ! J’espère que vous me rejoindrez très bientôt en enfer.
Teymour Khadjar sourit sans répondre. Il appela :
— Ara.
Un des gorilles apparut. Le général lui dit quelques mots en persan. Malko en comprit le sens et sourit amèrement. L’autre avait reçu l’ordre de prendre les mesures du prisonnier, pour une tombe…
Il revint d’ailleurs avec un mètre de menuisier et, très sérieusement, mesura le corps de Malko.
— Je fais environ un mètre quatre-vingts, précisa celui-ci sans rire. Et j’aime être à l’aise.
Un étrange détachement l’envahissait. Il était complètement impuissant. Alors à quoi bon se rebeller contre son sort ? Il n’avait pas grand peur de la mort, et il savait que dans son métier elle arrivait plus souvent qu’à son tour. Quant à s’abaisser, à supplier Khadjar, autant essayer d’ouvrir un char avec une lime à ongles.
Avec regret, il pensa à la belle Tania. Si Khadjar savait vivre, ce serait un beau cadeau d’adieu. Mais Khadjar ne savait pas vivre.
— Monsieur Linge, dit Khadjar aimablement, mes hommes sont en train de creuser votre tombe dans le parc. Il vous reste peu de temps à vivre. Désirez-vous quelque chose en particulier ?
— Oui. Que vous me laissiez seul une heure avec notre amie commune, Tania.
Le général sourit :
— J’aime les gens comme vous. J’ai horreur de ceux qui vivent comme des seigneurs et meurent comme des chiens. Vous avez toute mon estime. Je veillerai à ce qu’un jour votre corps soit ramené dans votre pays. Malheureusement nous n’avons plus le temps de bavarder.
Les deux gorilles étaient revenus, accompagnés d’un militaire en uniforme ; probablement le chauffeur du général. Ce dernier s’approcha en tirant de son ceinturon une baïonnette. Puis il fit signe aux trois hommes de sortir.
Malko le regarda venir, la baïonnette à la main. Les yeux jaunes de Khadjar brillaient d’un éclat lugubre. Malko soutint ce regard.
Le général s’assit près du prisonnier et, posément, ouvrit sa veste. Puis, avec la pointe de la baïonnette, il ouvrit la chemise de Malko, sur une longueur de vingt centimètres. Le froid de la lame fit frissonner l’Autrichien.
— Dans notre tribu, il y a très longtemps, dit Khadjar, on plongeait un poignard dans le cœur de celui que l’on soupçonnait d’être invulnérable.
S’il survivait à l’épreuve, il avait droit aux plus grands honneurs… Vous croyez-vous invulnérable, prince Malko Linge ?
Tenant la baïonnette à deux mains, Khadjar en appliqua la pointe sur la poitrine de Malko, à l’endroit du cœur, et commença à enfoncer lentement. Malko eut une nausée et ressentit une douleur brûlante. La lame aiguë avait déjà pénétré de deux centimètres entre deux côtes. Il se raidit et tenta de se débattre. En vain.