— Mais il ne faut pas que Khadjar réussisse ! protesta Malko. Ce serait une catastrophe.
Derieux étouffa un cri de douleur. Il avait dû faire un mouvement brusque. Pour la première fois, il fut familier avec Malko !
— Mon vieux, je suis en train de me vider comme un poulet. Dans le meilleur des cas, je n’ai plus qu’à me coucher. Quant à vous, tous les flics de Téhéran auront votre photo ce soir. Et vous pouvez être sûr que le Palais, votre ambassade et votre hôtel sont bourrés de gars qui vous flingueront avant que vous n’ayez eu le temps de dire « pouce ».
Malko ne répondit pas. Tout cela était vrai. Tout le monde croirait Khadjar et Schalberg. Il était hors-la-loi. Il se plongea dans ses pensées tandis que Derieux passait partout en troisième file.
Un policier les vit et stoppa l’autre file, d’un sifflet impératif, puis fit signe à Derieux de passer.
— De mieux en mieux ! ricana le Belge. Ils connaissent la voiture. Bientôt, ils vont nous donner une escorte de motards. Jusqu’à la morgue !
Coup sur coup, il tourna dans de petites rues, puis arrêta.
— Il faut laisser la voiture ici, dit-il. Elle est trop repérable. On n’a pas longtemps à marcher.
Il descendit de la voiture et faillit tomber. Il s’appuya contre l’aile et cracha.
— Le salaud ! Il m’a bien eu !
Malko le prit par le coude. Une longue traînée de sang suintait de la manche.
Clopin-clopant, les deux hommes se mirent en marche. La rue se fit impasse et une affreuse odeur d’ordures ménagères les prit à la gorge. Derieux frappa deux coups, puis cinq, à une porte en bois.
Le battant s’entrouvrit et une femme sans âge jeta au-dehors un coup d’œil méfiant. En voyant Derieux, elle ouvrit un peu plus.
— Le docteur est là ? demanda-t-il en persan.
Elle fit un signe affirmatif. Les deux hommes entrèrent dans une pièce au sol de terre battue. Il n’y avait qu’une lampe à pétrole, posée sur une table branlante, et quelques caisses qui servaient de sièges. Une tenture cachait une autre porte. Derieux s’assit par terre et s’appuya au mur.
Presqu’aussitôt, un petit homme voûté entra. Ignorant Malko, il s’agenouilla près de Derieux et écarta avec précaution la chemise. Puis il palpa le cou et le thorax. Derieux serrait les dents ; de grosses gouttes de sueur perlaient à son front.
— C’est une sale blessure. Il faut que je vous opère, dit-il d’une voix douce, en français. La balle est encore à l’intérieur. En bas, vous serez bien.
Il déplaça la table et s’accroupit. Il y avait un anneau caché par le pied de la table. Il le tira et ouvrit une trappe. Un trou noir apparut. Le docteur s’y glissa, descendant par une échelle. Malko se pencha. Une forte odeur de médicaments le frappa. L’autre remontait.
— Aidez-moi, dit-il à Malko. Il faut le descendre.
À eux deux, ils soutinrent le Belge, pendant qu’il se laissait glisser le long des barreaux. Malko fermait la marche. Au bas de l’échelle, il y avait une pièce nettement plus propre que celle du dessus, aménagée en salle d’opération, avec un scialytique et, dans un coin, des bouteilles d’oxygène. Derieux s’étendit sur une des deux couchettes.
Le docteur prit une seringue et lui fit une piqûre au bras.
— Un peu de morphine ne vous fera pas de mal, murmura-t-il. Je vais vous opérer mais il faut que j’envoie chercher des antibiotiques.
Il remonta. Malko s’assit près du Belge.
— Qui est-ce ? Il est sûr ?
— Comme moi-même. C’était le médecin de Mossadegh. Il hait Khadjar. Sa tête est mise à prix. C’est lui qui fait avorter toutes les filles de bonne famille et les putains de Téhéran. Avec lui, je me sens plus tranquille.
La morphine faisait son effet. Derieux reprenait des couleurs. Malko en profita pour lui poser la question qui lui grillait la langue depuis longtemps.
— Dites-moi, comment m’avez-vous sorti de ce pétrin ?
Derieux eut un sourire satisfait.
— Un coup de pot et votre charme ! Ce matin, je suis passé à votre hôtel. On m’a dit que vous n’étiez pas rentré. Je savais que vous étiez allé hier soir à une réception. Vous m’aviez dit le nom de la petite. J’ai quelques copines, qui m’ont aidé à la retrouver. À l’heure du déjeuner, je suis allé la chercher à son boulot. Je lui ai demandé de vos nouvelles. Elle a fait une sale gueule et m’a raconté une salade, que vous étiez parti très tôt hier soir. Or, comme la pépée était là, vous ne pouviez pas non plus être plongé dans une partie de jambes en l’air.
Je me suis dit que le mieux était d’aller faire un tour là-haut. J’ai pris un taxi et mon artillerie. Et je suis venu. Ça a failli se gâter dans le parc, à cause des clébards. Heureusement, ils ne sont pas venus tous ensemble. J’ai commencé vraiment à me dire que j’étais sur la bonne piste quand un mec m’a braqué avec sa mitraillette, à côté de votre chambre.
— Et alors ?
— Il avait oublié de l’armer… C’est là qu’on voit l’avantage des silencieux. Ça n’ameute pas les populations… J’ai pu faire la petite surprise au général.
L’échelle trembla. Le toubib redescendait, chargé de médicaments.
— Je préférerais que vous restiez en haut pendant l’opération, dit-il à Malko.
Celui-ci préférait aussi. Il remonta et s’assit sur une caisse. La vieille était tassée dans un coin, silencieuse. La trappe refermée, aucun bruit ne filtrait du bas.
Trois quarts d’heure plus tard, le médecin remonta, en manches de chemise et le visage en sueur.
— C’est terminé, dit-il. Il s’en tirera. Mais il ne peut pas bouger pendant une semaine. Je le garderai ici, en bas. Vous pouvez aller le voir.
Malko descendit. Derieux fumait une cigarette, torse nu. Toute son épaule gauche était bandée. Près de lui, il y avait une soucoupe avec un petit morceau de plomb : la balle qui avait failli le tuer.
— Ce toubib est un as, fit le Belge. Je n’ai rien senti. C’est quand il va falloir sortir d’ici que ça va se gâter. L’Iran, c’est foutu pour moi. Comme j’ai déjà été viré d’Égypte…
Malko plissa ses yeux d’or :
— Tout n’est pas perdu. Je vais tenter une dernière chance demain. J’irai voir l’ambassadeur.
— Vous êtes fou ! Khadjar vous a déjà monté un turbin. Vous allez vous faire descendre bêtement.
— Non, il faut que j’y aille. Il n’y a plus que moi qui puisse empêcher le complot de réussir.
— Comme vous voudrez ! Vous n’avez pas une chance sur un million. Reposez-vous ce soir, en tout cas.
Malko en avait sérieusement besoin, de repos.
Un peu plus tard, la vieille leur apporta un plat de riz à la sauce safran et quelques bandes de viande séchée. Ils mangèrent avec leurs doigts et burent de l’eau dans une cruche. Puis Malko s’étendit tout habillé sur son lit et s’endormit, sans même s’en rendre compte. Le lendemain serait vraiment pour lui le jour le plus long.
CHAPITRE XII
Il savait maintenant ce qu’éprouve un homme traqué. D’abord, il se sentait prodigieusement sale. En passant devant la vitrine d’un marchand de tapis-changeur, rue Ferdowsi, il se regarda dans la glace : il n’était pas rasé et sa chemise sale le faisait ressembler à un Iranien moyen. La planque de Derieux manquait du confort moderne.
Le boutiquier sortit et l’invita à venir voir sa camelote. Malko reprit sa marche.
Il y avait peu d’Européens dans les rues, et c’était inquiétant. Khadjar devait avoir lancé tous ses sbires aux trousses de Malko qui était facilement repérable.
Une jeep de la police passa près de lui, avec quatre policiers, armés jusqu’aux dents. Ils ne lui jetèrent même pas un regard. Au croisement de la Ferdowsi et de la Chah-Reza, il y avait de grandes banderoles célébrant le 47e anniversaire du chah et invitant la population à se rendre au stade d’Asrafieh dans l’après-midi, pour la grande parade de gymnastique.