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La rue était déserte. Malko fit d’abord un passage à vitesse normale dans l’avenue ; il alla virer sur une petite place et, cette fois, tourna carrément dans la rue Soraya.

S’efforçant de garder un air naturel, il passa lentement devant la maison. Il ne lui fallut qu’un coup d’œil dans le rétroviseur pour apercevoir une grosse voiture noire, stoppée dans le chantier de construction en face de la villa Derieux. Il y avait à bord plusieurs hommes.

Il eut beaucoup de mal à s’empêcher d’accélérer. Mais les autres ne le suivaient pas. Il parcourut plusieurs rues, très vite, et se retrouva un peu plus bas, près du Tachtejamchid. Il arrêta la voiture devant une petite épicerie-café et entra.

— Téléphone khodjas ? demanda-t-il au vieil Iranien, assis sur une caisse derrière le comptoir.

Le vieux lui désigna du pouce l’appareil, posé sur des boîtes de conserve.

Il composa le numéro du Belge.

La sonnerie retentit plusieurs fois. Il allait raccrocher quand on décrocha.

— Baleh ? fit une voix persane.

— Haroyé Derieux ? fit Malko en persan.

— Il n’est pas là. Qui le demande ?

Inutile d’insister. C’était un flic. Malko raccrocha doucement, donna dix riais à l’épicier et fila.

Il ne restait pas grand-chose à faire. Pour éviter d’attirer l’attention, il se mit sur le siège arrière comme s’il avait attendu son chauffeur.

Il était une heure. Dans soixante minutes, le chah allait arriver au stade dans sa Rolls blindée.

Malko se creusait désespérément les méninges. S’il parvenait à parler au chah, celui-ci l’écouterait certainement. On ne dirige pas un pays comme l’Iran pendant vingt ans sans avoir un sixième sens qui vous avertit du danger… Seulement, il fallait arriver jusqu’au chah. Une fois dans le stade, c’était hors de question. Les hommes de Khadjar seraient partout, et trop heureux de descendre un individu suspect qui tenterait de s’approcher de leur souverain. Ça arrangerait tout le monde…

Il n’y avait qu’une chose à tenter. Intercepter le chah avant qu’il n’arrive au stade. Créer un incident, en jetant sa voiture contre la Rolls ? S’il parvenait au souverain avant que les gardes du corps ne réagissent, cela pouvait marcher. Une chance sur un million…

Malko remit en marche la Chevrolet et se dirigea vers Saadabad, le palais d’été. C’était plus haut que le Hilton, sur la route de Chimran ; il y avait de fortes chances que le chah sorte par la sortie principale, en face du Darband.

Quand Malko y arriva, tout était tranquille et désert. Deux sentinelles armées de mitraillettes faisaient les cent pas devant la grille. Il y en avait d’autres dans le poste de garde. Il redescendit pour vérifier l’autre entrée. C’était aussi calme. Il revint donc sur la petite place et alla se garer devant le Darband, le long de la rivière, comme s’il avait attendu quelqu’un de l’hôtel. La route finissait là. Après, c’était la montagne. Il faisait beau, mais frais ; on était déjà à mille six cents mètres d’altitude.

Affalé sur sa banquette, Malko broyait du noir. Il savait que son plan avait une chance infinitésimale de réussir. Enfin, s’il se faisait tuer en tentant de prévenir le chah, l’honneur serait sauf ! Bien sûr, le château des Linge ne serait jamais terminé. Mais, de toute façon, lui ne serait pas là pour le voir.

Une heure et quart. C’était long. Il avait faim, mais n’osait pas aller au Darband, de peur de se faire repérer.

Avec ces montagnes pelées tout autour, il se sentait vraiment au bout du monde. Et il y était ! Deux jours pour téléphoner à Washington !…

Machinalement, il vérifia le colt que Derieux lui avait donné. Le silencieux était dans sa poche. Le barillet était garni et l’acier bruni luisait au soleil. C’était maintenant son seul allié. En ce moment même, les hommes de Khadjar devaient s’affairer autour de leur émetteur de radio. Et un petit avion, chargé de mort subite attendait tranquillement dans une prairie. Il suffirait de lancer l’hélice…

La mort du chah aurait des conséquences incalculables. Les Russes ne pouvaient pas, sans réagir, laisser Khadjar installer son gouvernement. Or le Toudeh n’était pas assez puissant. Il restait l’intervention directe : les chars russes pouvaient atteindre Téhéran en quatre heures, par la nouvelle route stratégique, au nord de l’Elbrouz. Après, tout pouvait arriver. Ce n’était pas l’armée iranienne qui arrêterait les Soviétiques.

Malko jura à voix basse. Il comprenait pourquoi le Président s’était intéressé lui-même à cette mission.

Maintenant il était là, tout seul, sans aucune aide à espérer, aussi impuissant qu’un enfant.

Un bruit de moteur le tira de ses pensées. Il démarra le sien. Quatre motards surgirent de la grille et s’arrêtèrent sur la place, moteur en marche.

Le chah allait sortir.

C’était le seul endroit possible pour le coincer. Après, il irait trop vite.

Malko avança un peu sa voiture. Il n’était plus qu’à cinquante mètres des motards. Ceux-ci ne le regardèrent même pas. Une autre voiture sortit de la grille. Une Chrysler bleue, avec deux longues antennes de radio. Elle stoppa derrière les motards.

Soudain, Malko vit la Rolls. Elle avançait doucement, dans l’allée intérieure de Saadabad. Le pare-brise bleuté cachait l’intérieur. En dehors du chauffeur, il n’y avait certainement à bord que le chah et la chahbanou. Les parois blindées suffisaient à les protéger.

Les motards enfourchèrent leurs machines et démarrèrent lentement. Malko passa la première et commença à lâcher l’embrayage. Il avait très peu de temps pour agir. Il fallait heurter la Rolls de face, avant qu’elle ne prenne de la vitesse. Peut-être prendrait-on cela pour un accident. Après, il essaierait de parler au chah.

La Rolls franchit le portail. La Chevrolet bondit en avant. Malko avait la gorge sèche. Personne ne l’avait encore vu. Soudain, le deuxième motard tourna la tête vers lui. Décrivant une courbe gracieuse, il fit venir sa machine en travers de la route et barra le passage à la Chevrolet. L’homme n’était pas inquiet ; il pensait seulement que le chauffeur n’avait pas reconnu la voiture du chah.

Malko pouvait facilement le renverser et heurter la Rolls, qui arrivait maintenant droit sur lui. Mais quelque chose l’arrêta. Il ne pouvait pas risquer de tuer comme cela froidement ce pauvre type. Sans compter que dans ces conditions, il n’aurait jamais le temps de parler au chah. Dès l’instant où les policiers de l’escorte sentiraient quelque chose d’inhabituel, ils tireraient d’abord et s’expliqueraient ensuite.

La Rolls défila lentement, à dix mètres de Malko. Il vit la silhouette du chah, la chahbanou à son côté. Derrière, trois autres voitures, bourrées de soldats et de policiers, complétaient le cortège.

Il était trop tard ! Déjà les voitures dévalaient l’avenue, sirènes hurlantes.

Malko soupira. Maintenant, sauf un miracle, plus rien ne pouvait sauver le chah.

Malko repartit vers Téhéran. Tout lui était égal, maintenant. La police allait certainement l’arrêter, pour le vol de la voiture. Sur le bord de la route, deux femmes lui firent signe, le prenant pour un taxi.

Deux gros cars chargés de villageois, qui se rendaient à la parade de gymnastique, le dépassèrent. Il était atrocement amer. Le ciel éblouissant de bleu semblait le narguer. En ce moment, des milliers de gens profitaient de la vie, sans souci. Pour se distraire, il suivit un point qui, devant lui, grossissait dans le ciel. Il allait très doucement maintenant, se laissant dépasser par toutes les voitures.