CHAPITRE XIII
En voyant le pistolet à silencieux passé dans la ceinture de Malko, l’ambassadeur Kiljoy eut un haut-le-corps. Malko ne lui laissa pas placer un mot.
— Monsieur l’ambassadeur, dit-il avec une politesse glaciale, je vous donne l’ordre de me conduire à votre ambassade sous votre protection personnelle, afin que je puisse m’y mettre en communication directe avec la Maison-Blanche.
— Mais, mais…, bredouilla le diplomate.
— Taisez-vous. En tant que représentant du gouvernement américain, vous allez mettre le général Schalberg en état d’arrestation dans les locaux de l’ambassade. Et vous allez vous arranger pour que le chah me reçoive immédiatement. Je vous signale que, par la faute de votre coupable imbécillité, un attentat fomenté par nos propres services et par certains militaires iraniens n’a été déjoué que de justesse. L’équipage de cet avion en est témoin. Je vous suis. Et n’oubliez pas que vous êtes couvert par la protection diplomatique.
Kiljoy secoua la tête, comme s’il sortait de l’eau.
— Monsieur Linge, commença-t-il.
Malko ne le laissa pas continuer.
— Dépêchons, fit-il en le prenant par le bras. Vous allez vous en tirer par une mutation dans un bled perdu. Veillez à ce que rien de fâcheux n’arrive à l’équipage de cet avion.
Kiljoy ne répondit pas. Il était dépassé. Malko le suivit sur la passerelle, la main sur la crosse de son pistolet. Mais aucun Iranien ne bougea. Quand il fut sur la banquette arrière de la Cadillac, Malko poussa quand même un « ouf »…
À toute vitesse, la grosse voiture se fraya un passage à travers la ville et entra dans l’ambassade sur les chapeaux de roue.
Sans mot dire, les deux hommes allèrent au cabinet de l’ambassadeur. Malko s’assit carrément au bureau de celui-ci et entreprit de rédiger un câble, qu’il tendit à Kiljoy.
— Faites partir ceci de toute urgence, par le télex, et convoquez Schalberg.
L’ambassadeur sortit du bureau. Il fut de retour dix minutes plus tard :
— Le câble est parti, dit-il d’un ton sinistre. Et le général n’est pas à l’ambassade. J’ai donné l’ordre aux Marines de garde de me l’amener dès qu’il arriverait.
— Merci, dit Malko. Je voudrais me reposer un peu sur votre divan. S’il y a une réponse au câble, vous me réveillerez quand elle arrivera. Occupez-vous du chah, maintenant.
Sous les regards effarés du diplomate, il retira ses chaussures, posa son pistolet à côté de lui et s’allongea sur le divan de cuir noir. Cinq minutes plus tard, il dormait.
— Votre Altesse, Altesse, réveillez-vous !
Malko ouvrit un œil, baigné d’une douce rêverie. Il aimait qu’on lui donne ce titre.
L’ambassadeur était penché respectueusement sur lui, comme un valet bien stylé.
Avec effort, Malko se redressa. Il prit le papier que lui tendait le diplomate et le lut. C’était la réponse au câble. Il comprit aussitôt pourquoi Kiljoy était aussi affable. Les premières lignes lui ordonnaient de se mettre aux ordres de Malko – c’était répété – totalement. Et c’était signé du Chef du State Department…
— Sa Majesté nous attend au Palais quand vous voudrez. C’est une audience spéciale.
Un faible sourire éclaira le visage de Malko. Elle venait enfin, cette audience !
— Allons-y, dit-il en relaçant ses chaussures. Pas de nouvelles de notre ami Schalberg ?
— Non.
Il était plutôt penaud, Kiljoy ! Malko, ni lavé, ni changé, rayonnait quand même.
La Cadillac noire attendait dans la cour. Les deux hommes se turent durant tout le trajet. À leur arrivée, un général de la Garde Impériale se précipita.
— C’est le général Nessari, murmura le diplomate. Il commande toutes les troupes personnelles du chah.
Escorté de l’Iranien, ils traversèrent le parc, pour se rendre au Palais de Marbre où le chah les attendait. Tous les cinq mètres, il y avait un géant avec une mitraillette, le visage de pierre. Devant le bureau du chah, deux officiers montaient une garde vigilante. Ils annoncèrent Malko et Kiljoy.
La pièce était assez banale, sauf le bureau, entièrement en marqueterie de nacre, avec, bien entendu, un téléphone rouge ! Comme les vrais Grands…
— Asseyez-vous, messieurs, dit le chah en anglais.
Malko fut tout de suite impressionné par le charme qui se dégageait du souverain. Il avait l’air lucide, mais un peu désabusé, avec une pointe d’humour. Ses cheveux gris étaient très soigneusement coiffés. Deux gorilles en civil se tenaient dans un coin de la pièce.
Kiljoy présenta Malko et expliqua le but de sa mission. Intéressé, le chah se tourna vers Malko.
— D’après ce que j’ai compris, vous m’avez sauvé la vie, tout à l’heure. Je vous en remercie.
Malko s’inclina poliment et commença son histoire. Sa prodigieuse mémoire lui permit de ne rien omettre. Plus il parlait, plus l’ambassadeur se tassait sur sa chaise. Le chah écoutait, posait quelques questions et prenait des notes. À un moment, il écrivit sur un bout de papier, qu’il donna à l’un des gorilles, qui sortit aussitôt.
Quand Malko termina son récit, il faisait nuit. Le chah resta un moment silencieux, puis dit :
— Monsieur Linge, je pense que vous avez raison. Je convoque le général Khadjar, afin de lui demander des explications. S’il est coupable il sera jugé par un tribunal militaire. Mais ce que vous me dites correspond avec ce que je savais déjà, par d’autres sources. – Il sourit : – Nul n’est prophète en son pays… Quant à vos ressortissants, M. l’ambassadeur s’en occupera lui-même.
Kiljoy approuva énergiquement. Il avait hâte de se racheter.
Le chah se leva. L’entretien était terminé. Il serra longuement la main de Malko. Dehors, Kiljoy lança :
— Vous avez été formidable !
— J’espère qu’il va mettre la main sur nos deux généraux. Ils sont capables de n’importe quoi. Ramenez-moi à mon hôtel. J’ai besoin de prendre une douche.
La Cadillac grimpa allègrement jusqu’au Hilton. Au moment où ils arrivaient, ils furent doublés par une Chrysler bleue, d’où sortit le général de la Garde qu’ils avaient vu au Palais. Il entra avant eux et fila à la réception. Quand Malko prit sa clef, le gérant se cassa en deux.
Malko prit congé de Kiljoy et monta. Il se jeta sous sa douche, passa une chemise propre, se parfuma et sortit.
Il demeura en arrêt dans le couloir. Deux soldats en armes faisaient les cent pas devant sa porte. En le voyant, ils claquèrent des talons. Un peu abasourdi, l’Autrichien prit l’ascenseur. Le liftier brûla tous les étages et le déposa dans le hall.
Le directeur, avec mille courbettes, se précipita vers Malko.
— Vous êtes l’invité de Sa Majesté, qui nous a recommandé de veiller particulièrement à votre confort. Voulez-vous dîner dans un cabinet particulier ?
Amusé, Malko déclina l’invitation. Il alla s’asseoir à une table près de la vitre. On ne lui apporta pas de menu. Cinq minutes plus tard, un maître d’hôtel déposait sur la table une boîte de caviar blanc.
— C’est un cadeau de Sa Majesté, murmura-t-il. Extrêmement rare.
C’est la première fois que Malko en voyait. Il le goûta, intrigué : exactement le même goût que le béluga ! Mais le chah avait la reconnaissance rapide… Au troisième toast, Malko repéra dans son dos, deux gorilles presque aussi visibles que les deux troufions du couloir. Il devait y avoir un char dehors. Écœuré de caviar, il toucha à peine au délicieux chaslik. Il était un peu triste. Il avait appelé la chambre d’Hildegard sans obtenir de réponse. Ce soir, il aurait bien pris un peu de détente.