Après le café turc, il décida d’aller se coucher. Il était crevé. D’ailleurs, à peine déshabillé, il tomba sur son lit comme une masse.
La sonnerie du téléphone le réveilla. Il attrapa, au jugé, le combiné.
— Kiljoy à l’appareil, claironna la voix du diplomate. Réveillez-vous, mon cher, il y a du nouveau !
— Les Russes attaquent ?
— Ne plaisantez pas. Khadjar a failli être arrêté ce matin.
— Quelle heure est-il ?
— Midi. Il a tiré sur les deux officiers qui l’ont interpellé et les a grièvement blessés. Puis il s’est réfugié dans la salle du trésor de la banque Melli. Là où se trouvent tous les bijoux qui garantissent la monnaie iranienne.
— Est-ce qu’il est seul ?
Kiljoy hésita un instant.
— Non, hélas ! Schalberg est avec lui, ainsi que deux de nos hommes et l’adjoint de Khadjar. Ils sont tous armés. La police cerne la banque. Ça va être difficile de les avoir. La salle est blindée, avec des portes d’acier d’un mètre d’épaisseur. J’y vais tout de suite. Voulez-vous me rejoindre là-bas ?
— Je m’habille et je viens.
Pour une fois, Malko ne prit pas de douche. Il mit quand même une chemise propre et dévala le couloir ; sans arme, cette fois. Il n’en avait vraiment pas besoin. Les deux gorilles bondirent de leur banquette dans le hall, et lui emboîtèrent le pas. À la porte, un troisième homme l’aborda.
— Monsieur Linge, votre voiture est ici.
C’était une somptueuse Chrysler bleu pâle, sans numéro, avec un chauffeur en livrée. Malko monta, et les deux gorilles se tassèrent à l’avant.
— À la banque Melli, ordonna Malko, rue Ferdowsi.
La Chrysler vira sec, et Malko dut se retenir pour ne pas être éjecté. Le chauffeur appuya sur un bouton, qui déclencha une sirène, semblable à celle des policiers américains.
Il ne leur fallut guère plus de dix minutes pour arriver à destination. Le chauffeur stoppa devant un barrage militaire. La banque était un peu plus loin, à cent mètres. À peine Malko eut-il mis pied à terre que Kiljoy se précipita :
— Je suis content de vous voir. Sa Majesté désire s’entretenir avec vous.
— Où ?
— Ici. Le roi s’est déplacé personnellement pour surveiller l’arrestation. Il vous attend là-bas, dans sa voiture.
En effet, la Rolls-Royce grise était garée en face de la banque, protégée par un cordon de troupes.
— Depuis combien de temps est-ce que cela dure ? demanda Malko.
— Près de trois heures. Et cela peut durer encore longtemps. La salle où ils sont réfugiés est inexpugnable, en sous-sol, protégée par l’épais blindage. La porte a un mètre d’épaisseur. Pensez que tous les bijoux garantissant la valeur du rial se trouvent là !
Ils étaient arrivés à la voiture. Le chah, assis à l’arrière, fumait. Il fit signe à Malko de le rejoindre.
— Vous aviez entièrement raison, monsieur Linge, dit-il en guise de « bonjour ». Le général Khadjar a trahi ma confiance.
Malko inclina la tête modestement.
— Vous avez rendu un grand service à mon pays, continua le souverain, et je le ferai savoir à qui de droit.
Il se tut un instant, puis continua.
— Vous avez aussi droit à toute ma reconnaissance, monsieur Linge. Je voulais vous le faire savoir moi-même.
Il tendit la main à Malko.
— Merci. Avant que vous ne quittiez l’Iran, j’aimerais vous avoir à ma table. Je vous ferai prévenir. Je dois maintenant aller au Palais, régler certaines affaires. Au revoir, monsieur Linge.
— Mais, coupa Malko, et le général ?…
Le chah sourit.
— Le problème est réglé. Au mieux de l’intérêt général.
Malko, intrigué, claqua la lourde portière, et rejoignit Kiljoy.
La Rolls démarra silencieusement Aussitôt, les soldats commencèrent à se rassembler et, visiblement, se préparèrent au départ.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Kiljoy.
— Je ne comprends pas. Le chah est très détendu. On dirait que tout cela ne l’intéresse plus. Regardez.
Autour d’eux, les militaires et les policiers pliaient bagages. Il ne resta bientôt plus que quatre policiers en faction, devant la porte du bâtiment où se trouvait la salle du Trésor.
Kiljoy et Malko s’approchèrent et on les laissa passer.
Un écriteau collé sur la porte, portait en anglais et en persan cette inscription : « Fermeture provisoire. »
Perplexes, les deux hommes s’éloignèrent. Tout à coup Malko pensa à Derieux. Le malheureux devait toujours croupir dans son trou. L’Autrichien renvoya sa voiture, demanda à Kiljoy de lui prêter la sienne et son chauffeur : inutile de mettre les sbires du chah sur la piste du vieux médecin.
En dépit de son extraordinaire mémoire, Malko eut du mal à retrouver l’endroit. Il frappa et la vieille vint ouvrir. Il dut lui-même déplacer la table et soulever la trappe. L’échelle était en place.
Le colt à silencieux le couchait en joue quand il atterrit dans la pièce du bas. Derieux sourit et reposa l’arme.
— Vous auriez dû vous annoncer, dit-il. Un peu plus et je vous flinguais à vue. Alors ? Quoi de neuf ?
— Nous sommes des héros nationaux, dit Malko.
Il s’assit sur le lit et raconta ce qui s’était passé depuis la veille, en soulignant que le chah savait le rôle important que Derieux avait joué.
Le Belge souriait de toutes ses dents.
— Pour une fois, les bonnes actions rapportent. C’est le genre de service que le chah n’oublie pas. A moi la belle vie ! Je vais enfin pouvoir importer mon opium du Pakistan sans crainte de me faire piquer…
Malko essaya en vain de prendre l’air réprobateur. Il alla chercher son chauffeur. À deux, ils montèrent Derieux dans la voiture.
— Je me demande quand même ce que le chah mijote, pour Khadjar et Schalberg, murmura Derieux.
— Il veut peut-être les affamer.
— Non. Il aurait laissé des troupes, en cas de sortie.
La voiture remontait lentement la rue Lalézar. Malko aperçut un marchand de journaux qui brandissait le Téhéran-Journal en hurlant quelque chose. Il l’appela, par la glace baissée.
Une manchette barrait toute la première page :
« Terrible accident à la banque Melli »
« Le général Khadjar, accompagné du général américain Schalberg et de plusieurs de leurs collaborateurs, noyés accidentellement au cours d’une visite dans la salle du Trésor. »
L’article expliquait qu’au cours d’une démonstration du système de sécurité, une fausse manœuvre avait provoqué la fermeture des portes et l’inondation de la salle, mesures prévues pour empêcher la fuite d’éventuels voleurs… Le responsable serait sévèrement puni.
Une longue notice nécrologique magnifiait ensuite les mérites des deux généraux. Le chah présentait ses condoléances personnelles aux veuves, et le général Schalberg était décoré du zol-fanaghar de première classe, la plus haute dignité persane. Aucune décoration pour le général Khadjar : il les avait déjà toutes.
L’enterrement était fixé au surlendemain, proclamé férié et jour de deuil national. Bien entendu, le chah conduirait lui-même les funérailles.
— Il a bien fait les choses, remarqua Derieux. Noyés comme des rats et enterrés comme des princes ! Le chah sait vivre. Ils n’en auraient peut-être pas fait autant pour lui.