Derieux sourit largement et expliqua :
— J’achète mon Champagne chez les douaniers iraniens. C’est là qu’il est le meilleur. Ils prélèvent systématiquement le quart des bouteilles qui arrivent. Et ils me l’apportent directement ici.
Il remplit deux coupes.
— Dégueulasse ! Décidément, les diplomates allemands ne savent pas vivre. La prochaine fois, j’exigerai celui de l’ambassade de France. C’est du Moët et Chandon. Bien, quel bon vent vous amène ? Je suppose que vous n’êtes pas en vacances à Téhéran.
Malko hésitait. Le bonhomme ne lui inspirait pas une confiance illimitée. Un peu trop jovial et bavard. Mais il n’avait pas tellement le choix. Il décida de raconter d’abord l’histoire de la serviette. Quand il eut fini, Derieux hocha la tête.
— Vous n’avez pas beaucoup de chances de revoir votre fric. Surtout si ce sont des vrais policiers. Khadjar est une terreur, et surtout ce n’est pas le gars à laisser passer dix millions de dollars. Ils trouveront bien un prétexte légal pour conserver le fric.
— Mais si je demande à Schalberg d’intervenir ?
— Autant aller brûler un cierge à Lourdes. Lui et Khadjar sont comme cul et chemise. Il y a trop de cadavres entre eux. Depuis dix ans, ils gouvernent le pays par l’intermédiaire du chah. Chaque fois que quelqu’un les gêne, il meurt de mort violente.
— Et le chah, qu’est-ce qu’il fait là-dedans ?
— Il compte les morts. Jusqu’ici, cela lui rend plutôt service. Le budget iranien est trop pauvre pour nourrir les prisonniers politiques. Mais j’ai l’impression qu’il ne tourne pas le dos à Khadjar quand il le reçoit.
— Vous croyez à une révolution ?
— Vous savez, nous sommes en Orient. Les choses ne sont pas simples. Il n’y a pas de parti politique. De temps en temps, un type décide de se sucrer en grand et déclenche le baroud. Il finit Premier ministre, roi, pendu ou fusillé. Le reste c’est du folklore.
Malko écoutait, songeur. Derieux paraissait bien connaître le pays et plein de bon sens. Il pourrait peut-être lui rendre de sérieux services.
— Mais, dites-moi, enchaîna le journaliste, vous n’êtes pas venu me voir simplement pour me raconter vos malheurs. Je ne suis pas le bureau des objets perdus…
— Voilà, se lança Malko, j’ai en effet une mission archi secrète. C’est pour cela que Washington m’a donné votre nom.
— Mais vous avez vos gars, ici !
— Justement. On a l’impression, à la CIA, que Schalberg se préoccupe un peu trop des intérêts de son ami Khadjar et pas assez des nôtres. Je suis chargé de faire le point à ce sujet.
— Si vous n’êtes pas très prudent, cela risque d’être un point final, pour vous et pour moi.
— Je suis prudent. Est-ce que vous acceptez de m’aider ?
— Combien ?
Malko n’avait pas prévu une question aussi brutale. Mais ce n’était pas le moment de biaiser.
— Cinq cent mille dollars si vous me ramenez la serviette et son contenu. Pour le reste, je vous donne un forfait de dix mille dollars, plus vos frais. Mais il faut me faire confiance. Je ne peux pas vous payer tout de suite. Vous savez pourquoi.
Derieux fit mine de réfléchir.
— D’accord, marchons comme cela. Mais, pour les cinq cent mille, il n’y a pas beaucoup d’espoir.
— Je sais. Mais cela nous procure un excellent alibi pour votre intrusion dans cette histoire. Puisque Schalberg n’est pas à Téhéran aujourd’hui, je lui dirai que j’ai fait appel à vous en son absence. D’accord ?
Le Belge bourra sa pipe et hocha la tête.
— Ça se tient. Espérons qu’ils ne fouilleront pas trop loin. Pour commencer nous allons faire officiellement un tour chez Khadjar. Attendez-moi une seconde, je m’habille.
Malko se plongea dans la lecture d’un vieux Life. L’autre ne fut pas long. Ils prirent place dans la Mercedes 220 du Belge. Le chien les accompagna jusqu’à l’entrée de la grand-route.
De nouveau, la chaleur les prit à la gorge ; il y avait au moins 40 degrés. Les flics, aux carrefours, étaient abrités sous de petites tentes de toile et dirigeaient mollement une circulation terrifiante. La voiture descendait vers le sud de la ville. Enfin, le Belge s’arrêta sur une place, encombrée d’étals de marchands de pastèques.
— C’est là, fit-il. On va demander à voir Khadjar. Sortez votre passeport diplomatique.
L’inévitable huissier barbu et pas rasé les accompagna jusqu’à une salle d’attente. Seule différence signalant qu’on se trouvait dans un bâtiment officiel : il portait à la ceinture un énorme pistolet, passé directement entre le pantalon et le ceinturon.
— À propos, dit Malko il faudra que vous me procuriez une arme. On m’a pris la mienne.
Derieux fut très grand seigneur.
— Vous choisirez chez moi ce qu’il vous faut.
Décidément, c’était un garçon bien accueillant !
Ils attendirent près d’une heure. Malko bouillait.
Enfin l’huissier revint et introduisit les deux hommes dans un grand bureau. À en juger par les galons et les décorations qui constellaient l’uniforme de celui qui les reçut, il devait être au moins maréchal de la Cour. Malko fut déçu quand il se présenta :
— Major Hosrodar.
Derieux le connaissait. Ils échangèrent des salamalekoum pendant cinq minutes. Enfin Malko put s’expliquer. L’autre l’écouta sans sourciller.
— Je ne suis au courant de rien, dit-il en feuilletant distraitement le passeport de Malko. Je vais me renseigner immédiatement. Attendez-moi ici, je vous prie.
Il parlait un anglais parfait. Après une petite courbette, il s’éclipsa.
— Il y a un loup, fit Derieux à voix basse. C’est le bras droit de Khadjar. Si ce sont vraiment ses flics, il doit le savoir. Et si ce n’en est pas, il pourrait fort bien enquêter devant nous par téléphone…
— Vous pensez que Khadjar a voulu mettre dix millions de dollars dans sa poche ?
— C’est le genre de pourboire qu’il apprécie. On va voir.
On leur apporta du thé. Vingt minutes plus tard, le major Hosrodar revint, l’air soucieux. Il se rassit derrière son bureau, avant de s’adresser à Malko.
— Comme vous le pensiez, commença-t-il, vous avez malheureusement eu affaire à de vulgaires escrocs. Il n’y a aucune trace dans nos services d’une opération quelconque vous concernant. Je vais donc vous aiguiller sur l’officier chargé des enquêtes criminelles.
Il se leva, et adressa quelques phrases en persan à Derieux lui expliquant à quel bureau il fallait s’adresser.
Les deux hommes s’engagèrent dans un dédale de couloirs crasseux, puant l’urine et la sueur. Ils trouvèrent enfin une porte vitrée avec le nom du capitaine Shid.
Re-thé ; re-courbettes ; re-explications. Le capitaine Shid était un homme affable et souriant. Oui, son vénéré supérieur, le major Hosrodar, lui avait parlé de l’affaire. Il était désolé d’une pareille mésaventure, mais dans une grande ville, n’est-ce pas ?… Lui, personnellement, était décidé à agir avec efficacité. Il avait l’air si décidé que Malko, un instant, reprit espoir ; l’autre exposa alors son plan.
— Vous connaissez la voiture utilisée par les deux escrocs, d’après vos déclarations. Je vais donc vous donner deux de mes hommes en uniforme. Je vous conseille de vous placer au carrefour de la Chah-Reza et de la Ferdowsi. La voiture finira par y passer. Quand vous la reconnaîtrez, vous la désignerez à mes hommes qui la siffleront. Elle s’arrêtera et il n’y aura plus qu’à appréhender les criminels.
Malko en resta une bonne minute sans voix ; il regarda le capitaine pour voir s’il plaisantait, mais l’officier était parfaitement sérieux.