— Non, bien sûr. J’ai même signalé le cas à mon ambassade.
— Et vous avez eu l’autorisation ?
— Non.
Derieux ricana en silence. Son blé allait rester à Khurramchahr assez longtemps pour mûrir et être récolté, avec ces méthodes-là !
— Mais quel est votre rôle, au juste ? demanda Malko.
Il avait pris le genou d’Hildegard sous la table et sa bonne humeur était revenue.
— Notre créancier a abandonné ses droits à Me Bosch, et désormais le blé nous appartient. Je suis chargé de le négocier au mieux. Mais quelle histoire ! Ce pays est impossible. J’avais l’adresse de l’acheteur. Je pensais trouver une maison sérieuse, ayant pignon sur rue, des employés, des références bancaires.
Il baissa la voix de honte.
— C’est un marchand du Bazar ! À Anvers je n’oserais même pas lui vendre cent francs de marchandise à crédit, savez-vous ! Il n’a pas de compte en banque et il sait tout juste lire. Quant à son magasin, si on peut appeler ça un magasin… Une échoppe noirâtre, faite de morceaux de caisses, au fond de l’allée la plus minable du Bazar. Il n’y a même pas de sièges. Je me suis assis sur une caisse retournée. Et ce monsieur avait acheté du blé pour quatre-vingt mille dollars ! Quand je lui ai demandé quelles étaient ses disponibilités, il a tiré de sa djellaba un paquet de billets crasseux, attachés par un élastique. C’était son capital.
« Je l’ai menacé de saisie. Il m’a dit que sa boutique ne valait pas plus de trois mille tomans et que, de toute façon, on ne saisissait jamais en Iran…
« Je n’ai pas osé le brusquer trop. C’est mon dernier espoir. Il paraît que ses acheteurs habituels n’ont plus d’argent, mais il a en vue un type qui me prendrait tout le stock à un prix raisonnable. Je dois aller le voir demain.
Derieux fit une grimace :
— Demain… Farda… pass farda. C’est le premier mot qu’on apprend en Perse. Ici, on ne dit jamais « non ». C’est toujours farda. Mais ça revient au même.
La remarque n’affaiblit pas l’optimisme du Belge ; la vodka y était pour beaucoup. Le déjeuner se termina dans l’euphorie. Malko n’avait d’yeux que pour Hildegard. Elle faisait un numéro de chatte très au point, croisant et décroisant ses jambes fuselées, laissant couler sur toute la table des œillades langoureuses. Van der Staern aurait rougi s’il avait pu. Il fut d’ailleurs le premier à s’excuser. Derieux se leva aussitôt après.
— Je vais aller traîner un peu en ville, dit-il à Malko, histoire de savoir les bruits qui courent. On se verra demain, après votre rendez-vous avec Schalberg. Pas la peine de précipiter les choses !
Quand Malko revint à la piscine, Hildegard était déjà montée. Il fonça et arriva en même temps qu’elle devant sa chambre. Le reste se passa très bien. Elle voulait prendre une douche, et il la rejoignit. Trempés, ils s’écroulèrent ensuite sur le lit.
Ils se retrouvèrent ensuite en bas pour aller dîner au Colbeh, la boîte chic de Téhéran, dans l’hôtel Darband, en face du Palais d’été. Un taxi les y amena. Au moment où ils traversaient le hall, un équipage de la Scandinavian Airlines System se regroupait dans un coin, prêt au départ. Il y avait quatre hôtesses blondes. Hildegard poussa un cri :
— Margaretha !
La plus grande des blondes se détacha du groupe et vint se jeter dans les bras de l’Allemande. Hildegard expliqua à Malko :
— Margaretha c’est ma grande copine. Elle travaille à la SAS mais nous avons habité ensemble à New York.
Malko s’inclina et invita la jeune Suédoise à prendre un verre. Il était soucieux : il devait à tout prix raconter le vol des dollars à Washington, sans passer par l’ambassade. Impossible d’envoyer un câble en clair. Il ne fallait pas compter sur le téléphone : déjà d’un quartier de Téhéran à l’autre ça ne marchait pas toujours. Hildegard filait sur Bangkok le lendemain. À moins que…
— D’où venez-vous ? demanda-t-il à la Suédoise.
— De Tokyo, en deux fois, répondit la jeune fille. J’ai d’abord fait Hong Kong et Manille, puis deux jours de repos à Bangkok. Ensuite, Calcutta et Karachi, puis Téhéran.
— Vous allez en Europe ?
— Oui. Notre Coronado décolle à 2 h 05 cette nuit. Nous serons à Copenhague demain matin à dix heures, après deux stops à Rome et à Zurich.
— Bigre ! Ça va vite, dit Malko.
Flattée, la jeune fille ajouta :
— Oui, le Coronado, c’est le plus rapide de tous les jets, 950 de vitesse de croisière…
Malko réfléchissait. Il attaqua Margaretha :
— Pourriez-vous me rendre un très grand service ?
— Bien sûr. Si c’est possible.
— Pouvez-vous téléphoner à quelqu’un en arrivant à Copenhague ? Ou mieux, passer le message à une hôtesse qui part pour New York. Qu’elle appelle un numéro à Washington, en arrivant ?
Margaretha hésitait un peu. Hildegard intervint :
— Accepte, dit-elle. C’est un ami et le règlement ne l’interdit pas…
— Bon, d’accord. Elle fouilla dans son sac. Attendez, je vais vérifier les horaires Copenhague-New York. – Elle feuilleta un horaire de poche. – Voyons, le dimanche nous avons seulement notre vol quotidien, SK 915, qui quitte Copenhague à 15 h 45 et arrive à New York à 19 h 15.
J’aurai le temps de voir une hôtesse. Donnez-moi votre message.
— Parfait, dit Malko. Si vous ne pouviez le transmettre, je prends votre adresse et un ami à Copenhague vous appellera.
Elle griffonna son nom et son adresse. Malko empocha le papier. Il allait immédiatement envoyer un câble au troisième secrétaire d’ambassade, celui chargé des affaires un peu spéciales. Un certain chiffre après la signature indiquait qu’il s’agissait d’un agent « noir » de la CIA.
Malko donna à Margaretha un papier où quelques phrases étaient écrites : le résumé de la situation. Puis, ils regardèrent s’embarquer tout l’équipage de la SAS.
Ils passèrent ensuite la soirée au Colbeh et dînèrent en face de deux pilotes israéliens noyant leur ennui dans le gin tonic. Hildegard se levant à six heures, ils ne rentrèrent pas tard. Avant de se coucher, Malko expédia de l’hôtel son câble : « Contacter d’urgence hôtesse Margaretha Johnson arrivant par vol « Royal Viking » Tokyo-Copenhague 10 heures dimanche. » Suivaient les coordonnées de la jeune fille. Avec ça, si le rapport n’arrivait pas…
Il rejoignit ensuite Hildegard qui l’attendait en ravissante chemise de nuit bleue.
Au moment où Malko allait s’endormir, un grondement sourd fit trembler les vitres. Malko regarda sa montre : 2 h 10. Exact comme une horloge, le Coronado de la SAS s’envolait pour Copenhague, avec son message.
Le général Schalberg était un géant au crâne rasé à la Yul Brynner. Ses yeux bleus en amande n’avaient pas plus d’expression qu’un morceau de verre et il fumait sans arrêt de longues cigarettes, plantées dans un fume-cigarette d’ambre.
Son accueil avait été extrêmement affable. Une longue Chrysler noire était venue chercher Malko à l’hôtel, conduite par le premier Iranien rasé qu’il ait vu. Schalberg était déjà dans son bureau quand on avait introduit le visiteur. Les deux hommes s’étaient jugés en une seconde.
Malko, enfoncé dans un profond fauteuil, était dominé par le général. Vieux truc pour donner à l’adversaire un complexe d’infériorité. L’Autrichien raconta toute son histoire et attaqua :
— Pourquoi personne n’est-il venu me chercher à Mehrabad ? Nous aurions encore les dix millions de dollars.
Le général serra les lèvres.