Rien ne se passa. Ils se ruèrent dans la chambre. Tout était en ordre. La fenêtre était ouverte.
En cinq minutes, ils eurent retourné la pièce, vidant les tiroirs, sondant même les matelas. Ils vérifièrent la chasse d’eau, le fond des placards et ôtèrent l’arrière du poste de radio.
— Il n’a rien eu le temps de planquer, dit Chris Jones.
— Ils ont dû lui sauter dessus quand il est arrivé, observa Milton Brabeck.
Au moment où ils sortaient de la chambre, le directeur arrivait, accompagné de deux flics turcs en civil, l’air absent. Le directeur se tordait les mains.
— C’est affreux, ça n’est jamais arrivé dans mon hôtel, se lamenta-t-il. Il a dû se pencher pour voir quelqu’un.
Chris Jones ricana, prit le bonhomme par le bras et l’amena à la fenêtre. Le rebord lui arrivait au-dessus de la taille.
— Il a fallu qu’il se penche beaucoup, remarqua-t-il doucement.
Le directeur eut un sursaut.
— Mais alors… Il s’est suicidé ? Il n’a pas laissé de lettre.
— On l’a suicidé, conclut Jones.
Ce qui plongea le directeur dans un abîme de réflexions. Il entama une longue conversation avec les deux flics turcs, puis, soupçonneux, se tourna vers les deux Américains.
— D’abord, messieurs, puis-je vous demander qui vous êtes ?
Jones tira une carte de sa poche et la mit sous le nez du directeur.
— Sécurité militaire de l’U.S. Navy. Cet homme était un officier de chez nous. Et il n’avait aucune raison de se suicider. Tenez-nous au courant de l’enquête.
Ils sortirent, la main à leur chapeau et, avec un ensemble touchant, s’éloignèrent.
En bas, le corps avait été retiré. Par petits groupes, les gens continuaient à parler de l’accident. Les deux « gorilles » rejoignirent le consul assis dans un fauteuil dans le hall.
— Rien, fit Jones. Il fallait s’y attendre ; c’est bien joué. On va quand même essayer de savoir ce qu’il a fait avant. Il se dirigea vers le bureau du concierge.
— À quelle heure est rentré M. Watson ?
L’autre ne savait pas. C’est le portier qui intervint :
— Vers 7 heures. Tout de suite avant… l’accident.
— Il était seul ?
— Oui.
— Vous savez qui l’a emmené à Izmir ?
— Oui, un garçon qui travaille pour les clients de l’hôtel depuis longtemps, Krisantem.
— Vous savez où on peut le trouver ?
— Il sera ici demain. Mais je peux vous donner son adresse : N°7, rue Cuyol, dans le quartier du Levant. C’est en dehors de la ville, au-dessus du Bosphore.
L’Américain nota l’adresse et rejoignit ses deux compagnons.
— Je vous verrai demain, dit le consul. A onze heures dans mon bureau. Je vous présenterai le troisième homme que Washington nous a envoyé pour démêler cette affaire.
— En attendant, l’enveloppe a disparu, remarqua Jones. Et, vu le prix qu’ils ont payé, les Ivans y attachaient une sacrée importance, à cette enveloppe.
— Comme ça, on ne saura jamais quel était le gars repêché à Izmir. Sauf qu’il était russe.
— Et qu’il servait à bord d’un sous-marin, remarqua Brabeck.
— Il y a certainement autre chose. Pour que tout le monde s’agite comme ça.
— Et le Memphis ? Tu trouves que ça ne suffit pas ? 129 morts et 80 millions de dollars au fond de la Méditerranée.
— Si on allait faire un tour chez ce bonhomme, le chauffeur qui a emmené Watson à Izmir ? Il paraît qu’il parle anglais.
— Bonne idée. Allons-y.
Les deux hommes sortirent du Hilton et hélèrent un taxi. Bien entendu, le chauffeur « oublia » de remonter le chapeau de son compteur, ce qui permettait de tripler le prix de la course…
Du hall, un homme en noir suivit le départ des deux hommes. S.A.S. Malko Linge avait observé tout le remue-ménage autour du corps de Watson. Il avait même vu beaucoup plus. Dès que le malheureux était passé devant sa fenêtre, il avait bondi dans le couloir, jusqu’à l’ascenseur et appuyé sur le bouton.
La cabine s’était arrêtée presque tout de suite. En dehors de la préposée en socquettes blanches, il y avait une vieille dame et deux types massifs et silencieux. Le regard de Malko les avait à peine effleurés mais il pourrait les reconnaître dans vingt ans.
Il fut tenté de les suivre, mais cela posait des problèmes. D’ailleurs, il n’en eut pas l’occasion. Les deux hommes traversèrent le hall tranquillement et se dirigèrent vers le bar du sous-sol.
Malko resta dans le hall, à réfléchir. Soudain, un chat passa entre ses jambes. Il le saisit et l’installa sur ses genoux. Le Hilton avait beau être un hôtel de luxe, il était hanté par des chats errants. Il faut dire que chaque cour d’Istanbul recèle une bonne douzaine de matous faméliques. La nuit, ils se baladaient dans les couloirs du Hilton à la recherche d’un coin de moquette tranquille.
Tout en caressant le chat, Malko réfléchissait. Lui qui avait horreur de la violence se trouvait encore plongé dans un milieu où l’on s’entre-tuait du matin au soir.
Il ne consentait que rarement à porter une arme à feu, bien qu’il les connût parfaitement. Mais il était capable d’apprendre n’importe quelle langue en deux mois et de la parler sans accent, ce qui était le cas pour le turc, appris vingt ans auparavant, et cette espèce d’enregistreur qu’il avait dans le cerveau l’aidait beaucoup plus qu’une mitraillette.
Il avait déjà débrouillé un certain nombre d’affaires délicates pour la C.I.A., toujours dans des pays bizarres. Avec sa silhouette élégante et son visage de play-boy, il passait partout sans jamais éveiller la méfiance.
Ce n’est pas l’appât du gain qui le poussait à prendre des risques. Il vivait très simplement dans un petit cottage de Robin Hill Drive à Poughkeepsie, dans l’État de New York. Il n’avait qu’une chambre et un grand living. Le garage était sous la maison. Contrairement à ses voisins, il n’avait pas voulu dépenser 2.000 dollars pour posséder une piscine.
Mais, au moins une fois par semaine, le facteur lui apportait une épaisse lettre d’Autriche. L’entreprise Swhartzenberg lui envoyait le dernier relevé de ses travaux. Pratiquement, cet honorable entrepreneur ne vivait que par S.A.S. Malko Linge. Certains de ses ouvriers n’avaient jamais travaillé qu’au château.
Et cela coûtait très cher à Malko. Beaucoup plus que ne lui rapportaient les paquets d’actions qu’il avait sauvés de la fortune de son père. C’est pour cette raison qu’il travaillait comme « extra » à la C.I.A.
Cette fois pourtant il avait failli refuser. William Mitchell, le patron de la C.I.A. pour l’Orient avait sonné à sa porte, trois jours plus tôt, à quatre heures de l’après-midi.
Sans mot dire, Malko l’avait fait entrer et avait préparé du thé ! C’était un rite immuable. Mitchell venait toujours pour la même chose, mais on n’en parlait jamais tout de suite. L’Autrichien était un homme difficile à apprivoiser.
— Alors, où en sont les travaux ? avait demandé Mitchell.
L’œil de Malko avait brillé. Il s’était levé et avait rapporté un plan grand comme la table. C’était le plan du château. Certaines parties étaient hachurées de rouge : c’est ce qui était déjà réalisé. Il restait près de la moitié à finir.
— Cette année, je me suis attaqué à la bibliothèque, expliqua Linge. C’est très délicat, je suis obligé de redessiner moi-même toutes les moulures des boiseries d’après les dessins d’époque. Vous savez, le château a été brûlé une première fois en 1771, une seconde fois en 1812, et depuis, pillé trois ou quatre fois… La dernière fois par un régiment de Mongols.