— Il ne savait pas que tu ne voulais que lui faire peur… N’est-ce pas, mon cher ?
Krisantem ne répondit pas.
— À propos, reprit l’autre, pourquoi n’es-tu pas venu en voiture et pourquoi étais-tu armé ? Est-ce que tu n’aurais pas la conscience tranquille ?
— Si, si, bien sûr, dit le Turc d’une voix faible.
— Tu n’as rien fait qui puisse me déplaire, n’est-ce pas ? Cette fois, l’homme s’était approché. Il avait passé la grille et se trouvait en face de Krisantem.
— Non, fit encore le Turc.
— Tu as bien travaillé, hein ?
Ça sentait de plus en plus mauvais.
— Oui, souffla Krisantem.
Le coup de pied dans le ventre le fit se plier en deux.
— Saloperie, souffla son employeur. Tu as simplement foutu les Américains sur le coup !
— Mais, protesta Krisantem, je n’en savais rien, moi. L’autre le gifla à toute volée.
— Fumier, si j’imaginais une seule seconde que tu aies voulu me doubler, je t’aurais déjà arraché les yeux. Non, tu as seulement essayé de te faire un peu de fric.
— Ben quoi, c’est pas un crime.
— Non, mais pour toi, si ça ne s’arrange pas, c’est un suicide.
Krisantem s’enhardit.
— Les documents ? Vous les avez récupérés ? L’autre hésita avant de répondre :
— Oui. Heureusement pour toi. Mais ce n’est pas fini. On ne sait pas s’il n’en a pas parlé. Et on a été obligé de le liquider. À cause de ta connerie, fit-il férocement. Et ça va faire des vagues. Tu sais qui c’était, ton touriste ?
— Non.
— Simplement un lieutenant de la marine américaine en mission secrète !
Il y avait de quoi attraper un infarctus. Krisantem s’appuya au mur.
— Et vous l’avez tué, murmura-t-il.
— Non. Il est tombé par la fenêtre de sa chambre… Seulement, tu peux être sûr que tout ce que les Ricains comptent de barbouzes dans le coin va rappliquer et passer l’histoire au peigne fin. C’est pour cela que je me demande s’il ne faudrait pas t’aider à fermer ta gueule. Définitivement.
— Non, non, souffla Krisantem. Je me tairai. Vous pouvez me faire confiance.
Il y eut une minute de silence. Un ange passa et s’éloigna, dégoûté. L’employeur saisit Krisantem par les revers de sa veste et lui siffla dans la figure, avec une haleine de fromage blanc à l’ail :
— Écoute-moi bien. Non seulement tu vas fermer ta gueule, mais tu vas nous aider. D’abord par tes copains de l’hôtel, tu vas te débrouiller pour savoir qui est sur le coup pour les autres. Et il faudra que tu sois leur chauffeur. Et que tu nous tiennes au courant.
— C’est d’accord, c’est d’accord, acquiesça le Turc. Je vous le jure.
L’autre le lâcha.
— Pour commencer, demain tu vas retourner à l’hôtel, comme si tu ne savais rien.
— Et si j’ai besoin de vous joindre ?
— C’est moi qui te joindrai. Tu ne veux pas que je te donne mon adresse aussi ? Ma parole, tu es un vrai serpent. Allez, fous le camp !
Krisantem ne se le fit pas dire deux fois. À chaque seconde, il s’attendait à recevoir une balle dans le dos. Mais il arriva à sa porte sans encombre. Il n’avait pas jugé utile de réclamer le restant de son salaire.
Sa femme poussa un hurlement en le voyant : le sang avait coulé de sa blessure à la tempe et de gros caillots séchés s’étaient incrustés sur ses joues mal rasées. Il tâta sa tempe du bout du doigt. Ça faisait un mal de chien.
— Mon Dieu, gémit sa femme, qu’est-ce qu’on t’a fait ? J’ai toujours dit que tu finirais par te faire tuer. Tu ferais mieux de gagner ta vie honnêtement.
Ça, c’en était trop. Avant qu’elle en dise plus, la gifle était partie. Elle s’enfuit en pleurnichant dans sa cuisine. Pourtant, il n’était pas brutal, Krisantem, seulement susceptible.
Furieux, le Turc se retira dans sa salle de bains. Avec d’infinies précautions, il nettoya le sang séché. Il y avait une vilaine blessure. On voyait l’artère battre au fond. Il prit de l’alcool à 90° et en imbiba un coton.
Sale truc. Il poussa un grognement étouffé. Ça brûlait comme du feu.
On sonna.
D’émotion, Krisantem laissa tomber la fiole d’alcool, jura, se cogna la tête en voulant la rattraper, rejura. On ne sonnait jamais chez lui à cette heure-là.
Il entendit sa femme aller ouvrir. Elle vint ensuite et entrouvrit la porte…
— Il y a deux types qui veulent te voir. Encore eux ! Il ne manquait plus que cela ! Il posa rapidement un sparadrap sur sa blessure et sortit de la salle de bains. Et demeura pétrifié sur le pas de la porte.
Parce que les deux inconnus, ce n’étaient pas les siens. Et ils avaient de sales gueules. Des têtes de flics. Deux Occidentaux habillés de façon semblable. Complets gris en Dacron, cravate imprimée et chapeau. Les mêmes yeux. Bleus et froids.
Très à l’aise, ils étaient debout près de la porte. Celui de gauche dit en anglais :
— Monsieur Krisantem ?
Le Turc faillit faire semblant de ne pas comprendre l’anglais. Le regard de ses deux interlocuteurs l’en dissuada.
— Oui, c’est moi.
— Nice to meet you, continua l’affreux, avec un calme démoralisant. Je m’appelle Chris Jones. Et voilà mon ami, Milton Brabeck.
Krisantem s’inclina poliment et fit l’idiot :
— C’est un peu tard pour une promenade. A moins que vous ne vouliez faire Istanbul la nuit. Je connais les boîtes. Des filles, splendides, qui dansent et qui… enfin, vous comprenez.
Milton, sans façon attrapa une chaise et s’assit dessus, à l’envers, en s’appuyant contre le dossier.
— On voudrait plutôt bavarder avec vous. Si ça ne vous ennuie pas.
— Bien sûr, bien sûr, répondit Krisantem sentant venir l’orage. Mais je ne vois pas en quoi je peux vous être utile…
— On a un ami commun.
— Qui ?
— Votre client d’aujourd’hui. Vous savez l’Américain que vous avez emmené à Izmir.
Le Turc sentit une boule désagréable lui serrer l’épigastre ! Les Américains n’avaient pas perdu de temps. Il eut un frisson désagréable en pensant que les autres avaient peut-être vu ceux-ci entrer. Ça risquait de leur donner de mauvaises idées… Il prit l’air le plus innocent pour dire :
— Ah oui. L’Américain. Il était très pressé. Je crois qu’il ne reste pas longtemps à Istanbul. Je vais le chercher demain matin à 9 heures.
— C’est pas la peine, coupa Chris.
Seconde de silence. Puis Krisantem parvint à dire :
— Il n’a pas été content de moi ?
— Si si, fit Chris. C’est pour ça qu’on est là.
Le Turc tenta un vague sourire. Pas convaincant.
— Il vous a donné mon adresse. Vous voulez aller à Izmir aussi ?
Chris secoua la tête.
— Il n’a pas eu le temps de nous donner ton adresse. Silence.
— Il a eu un accident, enchaîna Milton, sinistre. Il est tombé par la fenêtre de sa chambre.
Krisantem cilla.
— Il… est blessé ?
— Mort.
— Mais alors, comment ?
— Je t’ai dit qu’on était ses amis.
— Je… je ne comprends pas.
Milton se leva et s’approcha de Krisantem. Son visage était impassible. Mais, en avançant, il mit les deux pouces dans sa ceinture et Krisantem dans l’échancrure de la veste, aperçut nettement la courroie du holster. L’autre le fixait de ses yeux bleus et froids.
— Tu vas comprendre.
La voix de Milton était froide et indifférente. Mais Krisantem se sentit glacé. L’autre Américain était plongé dans la contemplation de ses chaussures.
— Ce gars, c’était notre copain, continua Chris. On te l’a dit. Et on a des raisons de penser qu’il n’a pas sauté tout seul par la fenêtre…