Pétrifié, le Krisantem. Il ouvrit la bouche, mais rien ne sortit. Les deux types le paralysaient. Du coup, il préférait encore les autres.
— Vous ne pensez pas…, parvint-il à dire.
— Oh non ! fit Milton, rassurant.
— Ah, dit Krisantem, soulagé.
— Mais tu pourrais savoir qui l’a poussé. Sale truc.
— Poussé ? Mais c’est un accident, sûrement.
— Un accident ? T’as déjà vu un type tomber d’une fenêtre qui a un rebord de 1, 50 mètre.
Re-silence.
— À propos. Tu as un beau bleu ! Tu as eu un accident ? Il en tremblait, le Turc.
— Non, pas exactement. Je… je…
Son esprit cherchait désespérément une explication. Qu’est-ce que les autres allaient s’imaginer. Et il ne pouvait quand même pas leur dire la vérité.
— A Izmir, ce matin, nous avons heurté une voiture, balbutia-t-il. Avec votre ami. Et ma tête a tapé sur le pare-brise.
Milton s’approcha de lui et examina son visage.
— Dis donc, ta bagnole, elle doit être en miettes ?
— Non, non c’est une voiture américaine. Une Buick. C’est solide, vous savez. C’est moi qui n’ait pas eu de chance.
— Non, ça, t’as pas eu de chance, dit Milton, caverneux. Krisantem avala sa salive.
— Pourquoi… pourquoi ça ?
— Eh bien, tu perds un bon client, non ?
— Oui, oui, bien sûr.
— Dis donc, à propos. Qu’est-ce que vous avez été faire à Izmir ?
Là, le Turc s’anima.
— Je ne sais pas. Votre ami devait avoir quelqu’un à voir. Il a voulu que nous fassions l’aller et le retour dans la journée.
— Là-bas, qu’est-ce que vous avez fait ?
Est-ce qu’il fallait parler des papiers volés ? C’était peut-être un piège… Mais si ceux-là savaient… Il y avait peut-être un moyen de s’en tirer.
— Mais, messieurs, dit-il, en prenant le ton le plus digne. D’abord, qui êtes-vous et pourquoi me posez-vous toutes ces questions ? Si la police m’interroge, je répondrai. Mais je suis chez moi ici… de quel droit…
Milton secoua la tête, profondément triste.
— C’est vrai, oui. On n’a pas le droit d’être ici. Mais si on était toi, on écraserait. Parce que notre copain, on a de bonnes raisons de penser qu’il a été buté. Et que tu sais qui a fait le coup.
Là, il bluffait. Mais l’effet fut extraordinaire. Krisantem se décomposa, littéralement.
Il s’assit en tremblant sur une chaise.
— C’est de la folie, murmura-t-il. Je suis un honorable travailleur. Demandez au Hilton.
— Ta gueule, coupa Milton, fatigué.
La réaction du Turc ne lui avait pas échappé. Il s’approcha et lui colla un doigt contre la poitrine.
— Tu veux sauver ta peau ? Krisantem suffoqua d’indignation.
— Ma peau ? Mais enfin, vous êtes fou. Je vais appeler la police.
— Pas la peine. Laisse tomber. En plus, on en est. Et demain, si tu veux, on vient avec les poulets de ton bled. Et ils se feront un plaisir de te confier à nous…
— Mais enfin, gémit Krisantem, qu’est-ce qui vous fait croire que je suis pour quelque chose dans cet… accident ?
— Rien, dit Milton. Sauf que tu as une sale tronche et que tu es le dernier à l’avoir vu vivant. A propos, il était pas triste ?
— Non, non, il n’était pas triste.
— Tu crois pas qu’il s’est suicidé ? Encore un truc emmerdant.
— Non, lâcha Krisantem.
— Et là-bas, à Izmir, tu n’as rien vu qui puisse nous donner une idée ?
Il insistait trop ce gars. Krisantem se jeta à l’eau. Il raconta l’histoire du commissariat. Comment son client lui avait demandé d’occuper le chauffeur et le truc des documents. Les deux Américains l’écoutaient, impassibles. Quand il eut fini, Milton attaqua :
— Tu l’as vue cette enveloppe ?
— Non.
Là, il disait la vérité.
— Et après ?
— Après ? Rien. Je l’ai ramené à Istanbul. Je vous le jure. Et je l’ai laissé à l’hôtel.
— Tu n’as pas remarqué si on te suivait ?
— Non.
Il y eut un blanc. La femme de Krisantem passa la tête par la porte de la cuisine et dit en turc :
— Le dîner est prêt. Quand est-ce qu’ils s’en vont ?
Le Turc sauta sur l’occasion.
— Ma femme s’impatiente… Est-ce que…
— Non, non, fit Milton en se levant. On a été très contents de causer avec vous. On vous laisse. Et il ajouta négligemment :
— D’ailleurs, on se reverra. Allez. So long.
— So long, dit Chris en écho.
Les deux hommes soulevèrent poliment leur feutre et ouvrirent la porte. Avant de sortir, Milton fit un grand sourire à Krisantem. Un sourire pas rassurant.
Chapitre VIII
Le bureau du consul des États-Unis à Istanbul était une grande pièce au sixième étage d’un building moderne de la Caddesi. Le consul lui-même avait tenu à ce que la pièce soit climatisée. L’été, à Istanbul, était brûlant, et il y avait de longs après-midi passés à palabrer avec les officiers turcs, toujours en train de mijoter un coup d’État.
Cette fois, la réunion avait un objet très grave.
— Messieurs, dit le consul, nous sommes en présence d’une des affaires les plus sérieuses depuis la guerre. Le State Department est sur les dents et le Président lui-même a demandé que l’affaire soit tirée au clair au plus vite. C’est une question vitale pour les U.S.A.
Il s’interrompit pour jeter un coup d’œil sur ses auditeurs. Les deux gars de la C.I.A. assis sur des chaises, leur chapeau sur les genoux, écoutaient, les yeux au plancher. Enfoncé dans un fauteuil de cuir, S.A.S. Malko Linge avait les yeux fermés. Il avait beaucoup de mal à se remettre de la soirée avec la danseuse. Et ce que disait le consul ne l’intéressait pas outre mesure.
Un colonel turc était debout, dans un coin. Deux dents proéminentes lui donnaient un sourire perpétuellement idiot, mais c’était un des as du contre-espionnage. Il s’appelait Kemal Liandhi et parlait anglais couramment.
L’amiral Cooper non plus n’avait pas voulu s’asseoir. Le visage creusé de fatigue, il allait et venait dans le bureau sous le regard un peu agacé du diplomate. Nerveusement, il demanda :
— Bon. Où en sommes-nous ? Le consul sourit tristement.
— Ce n’est pas brillant, amiral. Officiellement, voilà ce qui résume l’histoire : deux communiqués qui sont probablement aussi faux l’un que l’autre. Comme vous ne lisez pas le turc, je vais vous les traduire.
Et il leur montra deux articles découpés dans l’Hurrayet le grand quotidien d’Istanbul. Le premier occupait toute la première page.
Un sous-marin américain, porté disparu au cours des manœuvres de la VIe flotte, le Memphis, submersible atomique ultramoderne, a été victime d’un accident de plongée qui lui a fait dépasser sa profondeur expérimentale. Pas d’espoir qu’il y ait des survivants.
— Je vous passe les détails, dit le consul. Voilà autre chose qui nous intéresse ; il lut :
Le fourgon mortuaire transportant le corps d’un inconnu repêché à Izmir a été victime d’un accident entre Izmir et Istanbul. Pour une raison inconnue, le chauffeur a perdu le contrôle de son véhicule qui s’est écrasé au fond d’un ravin et a brûlé.
— Voilà, dit le consul. Nos deux points de départ. C’est maigre.
— Vous y croyez, vous, à l’accident ? aboya l’amiral. Le colonel Liandhi se retint de hausser les épaules.