— Evidemment non. Mais il ne reste aucune trace permettant de conclure à un meurtre. On ne peut pas faire une autopsie sur des cendres…
— Et l’autre ? Le repêché ?
— Brûlé aussi. Jusqu’à l’os. On a mis les deux cadavres dans une boîte à biscuits. Ça suffisait.
— Combien y avait-il d’essence dans le réservoir de la voiture ? demanda Chris Jones.
— 60 litres, 80 litres maximum. C’était une camionnette Ford, répondit le Turc.
L’autre secoua la tête.
— Pas assez pour brûler les corps comme ça. On a dû les arroser avant. Ils devaient être plusieurs.
— Et Watson ? interrogea l’amiral Cooper.
— Rien non plus. Personne à l’hôtel n’a rien vu ni entendu. Il est rentré à 6 heures et demie. Cinq minutes plus tard, il était mort. Et, bien entendu, les papiers ont disparu.
— Vous êtes sûrs qu’il les avait ?
— C’est ce qu’il avait dit à notre consul d’Izmir. Il lui a téléphoné après avoir réussi à les voler au chauffeur du corbillard. Il tenait à les ramener lui-même à Istanbul. Il se méfiait et il était armé. Et pourtant…
— On a dû le suivre.
— Et son chauffeur ? Le type qui l’a conduit à Izmir ? Qu’est-ce qu’il est devenu ?
— Nous avons été le voir, interrompit Chris. Il y a quelque chose de bizarre avec lui. D’abord, il avait un coup sur la tempe comme s’il avait pris un gnon. Et puis il avait l’air terrorisé. Ce gars-là n’a pas la conscience tranquille. Il est certainement mouillé d’une façon ou d’une autre. Il faudrait le surveiller.
— Si vous permettez, dit une voix douce, je vais l’engager comme chauffeur pour mon usage personnel.
Malko se réveillait. Il y eut un petit silence, puis le consul reprit :
— Maintenant, messieurs, je ne vous cache pas que nous n’avons jusqu’ici aucune preuve que les Russes soient mêlés à cette histoire ; et encore moins que cela ait quelque chose à voir avec la Turquie. Nos alliés sont sûrs, fît-il avec un coup d’œil en direction du colonel, et cette histoire de sous-marin passant sous le Bosphore me paraît de la plus haute fantaisie.
— Il allait bien quelque part, grogna Cooper.
— Peut-être tentait-il de vous égarer, suggéra le diplomate.
— Alors pourquoi le meurtre de Watson et l’incendie de la camionnette ?
— Coïncidences…
— Ça fait beaucoup de coïncidences. Je comprends que cela vous soit désagréable de soupçonner un pays allié et ami, mais nous devons tirer cette histoire au clair. M. Linge, ici présent, est venu spécialement des USA pour cela. Il parle le turc et a carte blanche.
Malko inclina la tête et parla, avec déférence. Cooper était un des plus brillants officiers de l’U.S. Navy.
— Amiral, je crois savoir que tous vos sous-marins ont des dispositifs de repérage au son qui décèlent un submersible ennemi à près de 300 kilomètres.
— Comment savez-vous cela ? suffoqua Cooper. C’est ultrasecret : il était en panne.
Malko sourit, très humble.
— Je m’en suis occupé il y a cinq ans lorsqu’on le mettait au point. Les Russes s’y intéressaient beaucoup. Et ça marchait très bien. Tenez…
Sortant un crayon, il commença à griffonner sur le sous-main du consul, dessinant les cadrans, les chiffres, expliquant le fonctionnement du mécanisme, ses faiblesses.
— Et ce sont les conducteurs commandant l’amplification du signal de retour qui ont dû lâcher. C’était le point faible.
— C’est vrai, souffla l’amiral. Nous allions les remplacer par un autre système. Mais vous êtes spécialiste ?
— Oh non, dit Malko modestement. Mais j’avais assisté une ou deux fois à des démonstrations.
— Il y a cinq ans ?
— Oui, environ. Mais dites-moi, quelles sont les défenses commandant le Bosphore et interdisant le passage des sous-marins ?
Il s’était tourné vers le colonel turc. Celui-ci récita docilement :
— Il y a trois sortes de défenses. D’abord, le filet. Mobile sur dix mètres de hauteur, pour laisser passer les bâtiments de surface. Il est ouvert en permanence.
— Aucun sous-marin ne pourrait se glisser ? coupa Malko.
— Impossible. On le verrait. Et jusqu’au fond, le filet est fixe, arrimé au fond et aux rives. Des hommes-grenouilles l’inspectent régulièrement.
— Ensuite, il y a un véritable champ de mines sous-marines au-delà du filet : à déclenchement par contact, par magnétisme ou télécommandées. De quoi faire sauter une flotte entière. Les mines aussi sont vérifiées régulièrement.
— Enfin, il y a un poste d’écoute de sonar, qui fonctionne vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Tous les hommes qui y travaillent ont été triés sur le volet. Un officier de la Sécurité est spécialement chargé de les surveiller. Voilà…
— Vous voyez bien, coupa triomphalement le consul que c’est impossible.
— Je vais quand même vérifier un certain nombre de choses, dit Malko. C’était aussi impossible que les Russes aient la bombe atomique avant dix ans… Et pourtant, ils l’ont eue.
Silence gêné. L’Autrichien reprit, tourné vers les deux de la C.I.A. :
— Vous parlez turc ?
— Non, firent-ils avec un ensemble touchant.
— Alors je pense que le mieux serait de vous contenter de me surveiller… de loin. Je pense ne rien risquer pour le moment.
— Pourquoi ?
— Parce que je ne sais rien. Ils ne prendront pas de risques pour se débarrasser seulement de ma modeste personne.
— Bon, ricana Chris, on va se contenter de coincer un peu le chauffeur pour voir ce qu’il a dans le ventre.
Malko leva les yeux au ciel. Il aurait donné cher pour avoir deux vrais agents de la C.I.A., capables de se servir de leur cerveau, au lieu de ces deux gorilles assoiffés de carnage.
— Surtout pas. Il ne faut pas l’effrayer. Si ceux qui l’emploient ont l’impression qu’il est grillé, ils le supprimeront. Et, jusqu’ici, il est le seul à savoir peut-être quelque chose.
— Alors, qu’est-ce qu’on va faire ?
Malko sourit :
— Rien. Si : graisser vos gros pistolets ; ils serviront peut-être un jour.
— Bon, je vais vous laisser, messieurs, j’ai à faire. Vous pouvez me joindre au Hilton, chambre 707, si vous avez du neuf, dit-il au colonel turc. De mon côté, j’aurai peut-être besoin de vous.
— A votre disposition.
Malko salua et sortit, refermant doucement la porte derrière lui. Et fila à toute vitesse : Leila devait l’attendre depuis vingt minutes. Et rien n’est plus dangereux que de laisser traîner une beauté comme elle dans le hall d’un hôtel.
Quand il arriva dans le hall, elle se tordait le cou pour surveiller l’entrée. En le voyant, elle reprit une attitude digne et boudeuse.
— J’aurais dû être partie, minauda-t-elle.
— C’aurait été la plus grosse bêtise de ta vie, dit sentencieusement Malko. Tu ne retrouveras jamais un homme comme moi.
Elle était soufflée par la désinvolture et l’élégance de son nouvel amant. Il lui avait fait l’amour avec une espèce d’application méthodique, s’inquiétant de ses moindres désirs et de ses plus minimes réactions, après lui avoir romantiquement parlé du Danube et du Nil. Son pouvoir de persuasion était tel qu’il était parvenu à lui faire croire qu’il pensait à elle depuis cinq ans.
Il lui avait dit qu’il était ingénieur et que sa compagnie l’avait envoyé reconnaître si on pouvait construire des usines de montage d’automobiles.
— Il faut que je te quitte, dit-il. Tout de suite après le déjeuner. Je vais à Izmir. Je te retrouverai en haut après ton numéro.