— Emmène-moi.
— Tu t’ennuierais. Mais je te rapporterai quelque chose.
— Tu n’es pas gentil.
Leila boudait. Malko lui prit la main et la baisa :
— Viens, nous allons déjeuner dans ma chambre, nous serons plus tranquilles.
— Tu ne penses qu’à ça, fit Leila offensée.
Malko ouvrit ses grands yeux dorés, plein d’innocence.
— À quoi ?
Elle eut un rire de gorge et ne répondit pas. Malko se leva et elle le suivit. Au passage, il s’arrêta à la réception.
— Je voudrais que vous m’envoyiez le chauffeur qui a emmené l’Américain à Izmir. Vous savez, celui qui a eu l’accident.
— Je vais voir s’il est là, dit l’employé de réception. Trois minutes plus tard, Krisantem était là, obséquieux et inquiet. Sa tête lui faisait affreusement mal.
— Voulez-vous m’emmener à Izmir ? demanda tranquillement Malko.
L’autre le regarda comme s’il lui proposait une balade en enfer. À Izmir ?
— Oui, à Izmir. C’est trop loin ?
— Non, non.
— Bon, alors, nous partirons après le déjeuner. Je vous donne 1,000 livres. C’est d’accord ?
— D’accord. Je vous attends dehors.
Krisantem s’en alla, groggy. Toute la conversation s’était déroulée en turc. Et pourtant l’étranger avait un passeport américain. Le gars de la réception le lui avait dit. Il lui avait appris autre chose aussi. Que Watson, feu son client, avait laissé un message dans la case de l’autre, juste avant de partir pour Izmir. Et maintenant, celui-là aussi voulait aller à Izmir…
Son nouveau client arriva une heure et demie plus tard, l’air très guilleret. Leila avait fait la paix. Et la Buick reprit la route d’Izmir.
Malko sommeillait sur les coussins. Krisantem réfléchissait. Il allait avoir du mal à se tirer de ce guêpier. Soudain la voix de son passager le fit sursauter :
— Vous savez où a eu lieu l’accident, le corbillard qui a brûlé ?
— Oui, oui, fit machinalement le Turc. C’est un peu plus loin, dans les collines.
— Vous me montrerez.
Le silence retomba. Puis la Buick aborda le virage en épingle à cheveux.
— C’est là, fit Krisantem.
— Arrêtez-moi.
Docilement, le Turc stoppa la Buick sur le bas-côté. Malko descendit et s’approcha du bord. Au fond, on voyait encore la carcasse du corbillard. Il la regarda un instant et se mit à marcher sur la route, vers Izmir. Très vite, il rencontra une grande tache noire qui barrait la route. Il la regarda pensivement puis revint vers la Buick.
Ils repartirent sans dire un mot. Krisantem se posait des tas de questions. Ce n’est qu’une heure plus tard que Malko demanda :
— À propos, comment connaissiez-vous l’endroit de l’accident ?
Le Turc faillit emboutir un camion qui arrivait de face.
— Les journaux n’ont pas donné de précisions, continua impitoyablement Malko.
— On m’en a parlé, balbutia Krisantem. Des amis qui avaient fait la route.
Il se maudissait de s’être laissé surprendre. Et il commençait à haïr ce déconcertant bonhomme. Le reste de la route se passa en silence. Ils arrivèrent à la fin de la journée à Izmir. L’Autrichien se fit conduire tout de suite chez le consul. Celui-ci dînait seul. Malko se présenta et le diplomate se détendit tout de suite. On l’avait prévenu.
— Racontez-moi tout ce que vous savez, demanda Malko.
L’autre ne se fit pas prier. Il raconta toute l’histoire de la découverte du corps et de l’arrivée de Watson.
— Quand il m’a téléphoné, il avait les papiers, précisa le consul. Il m’a dit qu’il les ramenait à Istanbul. Pour le reste, je ne sais plus rien.
— Vous les avez vus, ces papiers ? demanda Malko.
— Oui, mais j’ai dit tout ce que je savais. Je lis très mal le russe. J’ai seulement pu voir le nom de la victime.
— Et ces papiers sont certainement réduits en fumée, soupira Malko. C’est dommage. C’était une indication précieuse.
Le consul se mordit les lèvres.
— J’ai peut-être quelque chose.
L’Autrichien le regarda de ses grands yeux innocents et dorés.
— Quelque chose ?
Troublé par ce regard candide, John Oltro balbutia :
— Eh bien, voilà. Quand j’ai été au commissariat, mon ami le commissaire m’a laissé voir les papiers. Et j’ai pu en subtiliser un. Je l’ai gardé. Mais je ne pense pas que ce soit intéressant.
— Vous l’avez ?
— Oui, le voilà.
Le consul tira de la poche de sa veste un petit papier jaune qu’il tendit à Malko. Celui-ci le regarda attentivement sur les deux faces, le mit dans sa poche et dit doucement :
— Vous savez ce que c’est ?
— Non. Je ne lis pas le russe. C’est peut-être un billet de consigne ou quelque chose comme cela.
Malko soupira :
— Est-ce que votre confrère soviétique connaît votre ignorance de sa langue ?
— Oui, je pense. Nous parlons toujours anglais.
— C’est votre meilleure assurance sur la vie.
— Mais enfin, qu’est-ce que c’est ? s’inquiéta le consul. Dites-moi…
— Ce serait vous condamner à mort. Grâce à ce petit morceau de papier, la mort du lieutenant Watson n’est peut-être pas complètement inutile. Ne parlez de cela à personne.
Cinq minutes plus tard, Malko roulait de nouveau vers Istanbul. Krisantem, furieux, avait dû se passer de dîner. S.A.S. Malko Linge songeur, comprenait pourquoi on tenait tellement à faire disparaître le cadavre de cet inconnu. Le petit papier jaune que lui avait remis le consul était un ticket de cinéma de Sébastopol, le grand port russe de la mer Noire. Et il datait de cinq jours.
Chapitre IX
La petite barque avançait lentement le long du filet. À grands coups d’avirons, Malko venait de contourner péniblement une grosse balise rouge et rouillée qui retenait le filet mouillé en travers du Bosphore. Son esquif avait été secoué par les remous d’un gros vapeur transportant des touristes. Il allait effectuer un demi-tour en mer Noire, pour l’émotion des passagers.
Appuyés au bastingage, les touristes écarquillaient les yeux vers les brumes de la mer Noire, espérant découvrir la silhouette menaçante d’un navire de guerre soviétique. Mais il n’y avait là que d’innocents chalutiers.
Les deux bords du Bosphore descendaient en pente abrupte jusqu’à la mer. A cet endroit, il était large d’environ deux cents mètres. Un fort courant filait vers Istanbul. Sur la rive asiatique, on distinguait les débris d’une haute tour datant du XIe siècle, et d’où l’on observait à l’époque les envahisseurs venant du centre de la Turquie.
Malko cessa un moment de ramer. La petite barque dériva jusqu’au filet et se coinça contre un gros filin d’acier, affleurant l’eau. Il regarda l’endroit où il avait laissé la voiture. La falaise, vue d’en bas, paraissait énorme. Il voyait à peine la Buick arrêtée sur la route suivant la corniche qui conduisait aux premières plages de la mer Noire.
Il était descendu par un étroit sentier de chèvre à proximité d’une petite auberge où l’on débitait du thé et des yaourts. Les gens les avaient regardés avec curiosité. Il tenait Leila par la main. Il lui avait proposé une promenade sur le Bosphore, en amoureux. Excellente couverture pour voir un peu les lieux. Mais avec son complet strict et sa cravate, il n’avait pas l’air d’un sportif. Quant à Leila, sa robe très habillée étonnait davantage encore.
La barque était amarrée à une grosse branche. Elle devait servir à un pêcheur du dimanche. La mer Noire est très poissonneuse.
Maintenant, immobilisé au milieu du Bosphore, Malko réfléchissait. Le bruit doux de l’eau le berçait. Il regardait avec curiosité un gros cargo se faufiler à travers le barrage et mettre le cap sur Sébastopol. Leila, assise en face de lui, rêvait.