Les deux Américains s’éloignèrent sur la pointe des pieds. Milton grillait de tirer un chargeur en l’air, comme ça, pour voir si la barque chavirerait mais son sens de la discipline l’emporta. Il rengaina la pétoire et alluma une cigarette.
Sur l’autre rive, en Europe, deux hommes assis dans une Taunus stationnée face au Bosphore à près d’un kilomètre de la Buick de Krisantem, s’intéressaient également à la vie amoureuse de Malko Linge.
L’un d’eux abaissa les jumelles avec lesquelles il observait la barque, et dit en russe à son compagnon :
— Les Américains sont vraiment répugnants. Ce n’est pas étonnant qu’ils perdent partout.
Dans la barque, Malko reprenait ses esprits et affrontait la bonne conscience de Leila. Sa cervelle tournait comme une toupie. La Turque gémissait.
— Je ne suis pas idiote. Je sais très bien ce que tu penses ?
— Et qu’est-ce que je pense ?
— Que je suis une traînée. Qu’une femme qui accepte de se faire prendre comme ça, devant tout le monde, est la dernière des dernières.
— Tu es folle.
— Non, non. Tu me prends pour une putain. Avoue-le. Malko fut obligé de la prendre dans ses bras et de lui assurer que jamais une pareille idée ne l’avait effleuré.
La traversée du Bosphore fut pénible. Le courant les emportait irrésistiblement vers Istanbul.
En les voyant arriver, Krisantem sentit encore grandir l’estime qu’il éprouvait pour son client : la belle danseuse poussait vigoureusement sur un aviron.
Malko attrapa la barque et grimpa la rive, tirant Leila par la main. Krisantem leur ouvrit la portière avec empressement. Il avait eu le temps de griller un paquet de cigarettes durant la balade.
— Nous rentrons à l’hôtel, ordonna Malko.
Pendant que le Turc manœuvrait pour reprendre la direction d’Istanbul, Malko lui demanda :
— Qu’est-ce que c’est que ce bateau échoué ?
— C’est un pétrolier. Il a brûlé il y a un an, cela a failli provoquer une catastrophe. Il venait de faire le plein à la raffinerie BP que l’on peut voir d’ici, quand le feu s’est déclaré à bord. Vous pensez, en cinq minutes ça a été un brûlot. À cinq cents mètres du plus grand dépôt d’essence d’Istanbul. Heureusement, le capitaine est parvenu à aller l’échouer un kilomètre plus bas, sur des hauts-fonds.
— Et alors ?
— Il a brûlé pendant une semaine. On sentait la chaleur jusqu’ici et la lueur se voyait à 100 kilomètres. Impossible de l’éteindre.
— Pourquoi l’a-t-on abandonné là ?
— Je crois qu’on a essayé de le renflouer. Mais ça n’en valait plus la peine. Il paraît qu’il est incrusté sur les rochers.
— Des rochers ?
— Oui, c’est ce qu’on dit. Oh, un jour on finira bien par le vendre à un ferrailleur…
Malko se tut. Jusqu’à Istanbul, il se contenta de presser la main de Leila, qui semblait très amoureuse.
À l’hôtel, il eut une surprise. Un mot l’attendait dans sa case, tracé d’une grande écriture féminine : « Voulez-vous appeler la chambre 109. De la part de Nancy Spaniel ? Life Magazine. »
Le nom lui était inconnu. Mais Leila avait lu par-dessus son épaule.
— Qui est cette fille ? siffla-t-elle.
— Je n’en sais rien.
— Comment et pourquoi veut-elle te voir ?
— Pas la moindre idée.
— Tu te fous de moi ?
— Écoute. Nous la verrons ensemble.
— Vicieux ! Monstre !
Soudain, Malko vit une grande jeune fille blonde se lever d’un fauteuil du hall et venir droit vers lui. Elle lui tendit la main et lui dit :
— Je suis Nancy Spaniel. Vous êtes Son Altesse Sérénissime Malko Linge.
— Oui. Mais vous pouvez m’appeler Malko.
Il la regardait attentivement, et, soudain, un déclic se fit. Bien sûr, il l’avait rencontrée en Autriche où elle étudiait l’histoire de l’aristocratie européenne. Elle lui avait demandé un rendez-vous.
— J’ai lu votre nom sur la liste de l’hôtel, et comme je suis un peu perdue dans ce pays, j’ai pensé que vous pourriez m’aider.
— De quoi vous occupez-vous ?
— Du Memphis. Vous savez le sous-marin qui a coulé près d’ici.
— Ah !
Ça, c’était le comble. Leila, qui suivait la conversation, dit, l’air pincé :
— Chéri – elle appuya sur le mot – tu me rejoins dans ma chambre.
Et elle tourna les talons.
— Allons boire un verre, proposa Malko à la jeune Américaine. Mais auparavant, je dois donner un coup de fil. Attendez-moi au bar.
Il pénétra dans l’une des cabines placées près de la réception et appela le consul.
— Dites-moi, avez-vous entendu parler d’un pétrolier qui a brûlé il y a quelques mois ?
— Oui, bien sûr.
— Vous connaissez son nom ?
— Oui, attendez, il s’appelait l’Arkhangelsk.
— L’Arkhangelsk ?
— Oui, c’était un pétrolier russe.
Malko raccrocha après avoir remercié le diplomate. Une petite lumière rouge s’était allumée dans son cerveau. Il alla retrouver Nancy au bar, pensant toujours à la grande carcasse rouillée abandonnée au milieu du Bosphore.
Chapitre X
Krisantem avait laissé la porte de la cabine entrouverte, afin de pouvoir surveiller le hall du Hilton.
— Dépêchez-vous, dit-il à voix basse. Il va descendre. Qu’est-ce que vous voulez ?
— Vous allez retourner au bateau ?
— Je ne sais pas. Il ne me prévient qu’au dernier moment. Et je ne peux rien faire, de toute façon.
— Je rappellerai ce soir.
L’autre avait raccroché. Furieux, Krisantem sortit de la cabine pour se heurter à Malko.
— Un autre client ? interrogea poliment l’Autrichien. N’oubliez pas que je vous ai retenu.
Sous le regard des yeux dorés, Krisantem n’en menait pas large.
— Non, seulement un ami.
— J’ai besoin de vous. Il faut que vous me trouviez un bateau à louer.
— Quel genre ?
— A moteur. Nous allons faire un tour sur le Bosphore.
— C’est facile. Je connais un type qui en loue. C’est près de l’embarcadère du bac. Mais ça va vous coûter cher.
— Aucune importance. Ah, à propos, je veux vous présenter deux de mes amis qui travaillent avec moi : Milton Brabeck et Chris Jones. Voici Elko Krisantem.
Elko n’eut pas envie de leur demander en quoi consistait leur travail. C’étaient les deux types qui étaient venus le soir précédent le voir chez lui… Debout, derrière Malko, leur chapeau vissé sur la tête, ils regardaient Krisantem avec l’air affectueux d’un matou qui va croquer une souris blanche.
— Salut ! firent-ils de concert. On s’est déjà vu.
La conversation s’arrêta là. Pensif, Krisantem ouvrit les portières de la Buick. La dernière fois, il avait fidèlement rapporté à Doneshka la balade de Malko autour du pétrolier. L’autre avait alors ordonné :
— Prévenez-moi immédiatement s’il y retourne.
Il aurait bien voulu, Krisantem. Mais il avait l’impression – et il ne se trompait pas – que les gorilles attendaient un geste insolite de sa part pour le mettre en pièces…
Une heure plus tard, ils étaient tous à bord d’un canot en plastique équipé d’un vieil Evinrude de 35 chevaux, et qui parvenait tout juste à remonter le courant du Bosphore. Il leur fallut près de trois quarts d’heure pour arriver jusqu’au pétrolier. Les yeux fermés, Malko rêvait. Nancy, la jeune Américaine, était bien agréable. Il avait dîné avec elle la veille. Elle était venue à Istanbul, espérant faire un reportage sur le Memphis. Mais ce n’était pas facile.