Malko avait promis de l’aider.
Il l’avait déjà emmenée au Kervansaray, la boîte voisine du Hilton. À cause de Leila, il n’avait pas osé aller au roof, le cabaret qui se trouvait au dixième étage de l’hôtel.
Mais Nancy était ravie. Elle trouvait Malko terriblement romantique. Même lorsqu’il lui caressa doucement la jambe sous la table. Elle dansait, comme toutes les Américaines, joue à joue, avec une pression de tout son corps. Comme elle était de la même taille que Malko, ce n’était pas désagréable.
Malko l’avait ensuite accompagnée jusqu’à sa chambre. Avant de le quitter, c’est elle qui l’avait embrassé. Son baiser était doux et chaud. Il la serra un peu plus. Elle répondit. Son corps s’appuya contre le sien et elle lui griffa la nuque.
Ce fut tout.
— Nous avons tout le temps, avait-elle murmuré avant de fermer la porte au nez de Malko.
N’empêche qu’aujourd’hui il y pensait. La volcanique Leila passait aussitôt au second plan.
On approchait. Malko épousseta son impeccable costume gris. Il avait horreur d’être négligé. Krisantem ralentit le moteur. La silhouette du pétrolier échoué paraissait énorme. Ballotté par les sillages de tous les bateaux, le canot était terriblement instable. Heureusement, à cet endroit-là, le Bosphore s’élargit en une sorte de lac, ils étaient ainsi à l’écart du gros trafic. Les trois cargos grecs n’avaient pas bougé. Un peu plus loin, la raffinerie brillait de toutes ses cuves sous le soleil.
Krisantem coupa les gaz. Le canot n’était qu’à quelques mètres du pétrolier. Les gorilles n’en menaient pas large. Avec l’artillerie qu’ils avaient sur eux, ils auraient coulé à pic…
— Faites le tour du bateau, ordonna Malko.
Aucune échelle ne permettait d’escalader la muraille du bateau qui fascinait Malko par ses superstructures et sa coque morte. Quelque chose lui disait que ce qu’il cherchait se trouvait là.
Mais quel rapport établir entre cette vieille carcasse abandonnée et le sous-marin de la mer de Marmara ? Aucun signe de vie n’apparaissait.
— Il y a longtemps qu’on a essayé de le renflouer ? demanda Malko.
— Oh oui ! plusieurs mois.
On avait dû draguer des centaines de milliers de mètres cubes de terre. La tache claire sur la berge avait près de cinq cents mètres de long.
Curieux qu’ils n’y aient pas réussi. Le pétrolier ne semblait pas profondément enfoncé dans le Bosphore. A moins qu’il n’y ait un rocher… Tout cela chiffonnait Malko. Les trois autres se taisaient. À part Krisantem, ils se demandaient pourquoi Malko s’intéressait tant à l’Arkhangelsk.
D’autres se posaient la même question un peu plus loin. Une vieille Taunus était arrêtée derrière un rideau d’arbres, sur la rive asiatique. Il y avait trois hommes à l’intérieur. Le canon d’un fusil mitrailleur dépassait de la glace avant gauche. Il était pointé sur l’Arkhangelsk.
— S’ils montent, je tire ? interrogea le servant de l’arme.
— Oui.
Il manœuvra la culasse et engagea un chargeur. Le canot à moteur s’encadrait dans l’œilleton. Mais ses occupants ne se décidaient pas à prendre le pétrolier d’assaut.
Malko cherchait désespérément ce qui pouvait le mettre sur la voie. Mais tout semblait normal. Il fit approcher le canot du pétrolier à le toucher, passa la main sur la tôle sale, humide, où adhéraient encore des écailles de peinture. Il crut que sa main allait passer au travers de la rouille qui avait profondément attaqué le métal. Bizarre pour un bateau qu’on venait d’essayer de renflouer.
Soudain, il eut l’illumination.
— Éloignez-vous ordonna-t-il à Krisantem. Jusqu’au milieu du Bosphore.
Il ne quittait plus l’Arkhangelsk des yeux. Dans quelques secondes, il allait être sûr. La silhouette du pétrolier se découvrait maintenant très nettement de profil. L’incendie n’avait pas trop déformé les superstructures.
Malko ferma les yeux. Il était en train de feuilleter dans sa mémoire un petit livre qu’il avait lu deux ans auparavant : l’annuaire Jane’s, manuel de toutes les flottes du monde. Il y avait plusieurs centaines de navires répertoriés, chacun avec ses caractéristiques et sa silhouette, en ombre chinoise.
Les navires défilaient dans la tête de Malko comme s’il les avait vus hier. La tension lui faisait plisser le front. Son cerveau fonctionnait comme une IBM bien huilée.
Et ça ne collait pas.
La silhouette de l’Arkhangelsk, pétrolier russe de 120.000 tonneaux qu’il avait en tête ne correspondait pas à ce qu’il avait devant les yeux. Le bateau échoué était beaucoup plus petit et ses superstructures étaient très différentes.
L’autre était doté d’une dunette placée à l’arrière, alors que celui-ci possédait une espèce de dunette qui couvrait jusqu’au milieu du pont. Le pétrolier qu’on appelait l’Arkhangelsk n’était pas l’Arkhangelsk… Et ça, ça voulait certainement dire quelque chose. On ne débaptise pas un navire pour le plaisir.
Malko abandonna provisoirement ses méditations. Un bateau chargé de touristes avait failli faire chavirer le canot. Verdâtres, les gorilles mangeaient des yeux Krisantem qui tirait sur la ficelle du moteur pour le remettre en marche. Il y arriva à temps, évitant de justesse d’être coupé en deux par un remorqueur ventru dont l’équipage les couvrit d’injures.
Le Bosphore était un peu trop fréquenté pour se livrer à ce genre de sport. Mais Malko avait l’air satisfait. Époussetant un grain de poussière invisible sur son costume impeccable il sourit largement.
— Allez, on rentre.
Les yeux jaunes pétillaient et les trois autres se demandaient ce qui pouvait bien l’avoir mis en joie.
De l’hôtel, où Leila l’attendait dans sa chambre, il téléphona au consul.
— Avez-vous un exemplaire du Jane’s 1969 ?
— Oui, je crois, répondit le diplomate.
— Alors, je viens vous voir.
Dix minutes plus tard, Malko buvait un whisky dans la bibliothèque du consul. Sur ses genoux, il y avait l’épais volume. Il le feuilleta et arriva à la description de l’Arkhangelsk.
C’était bien la silhouette dont il se souvenait. Il avait raison, le pétrolier échoué était un navire inconnu que les Russes avaient voulu faire passer pour l’Arkhangelsk. Il expliqua rapidement l’histoire au diplomate qui tomba des nues.
— Mais pourquoi ?
— Je n’en sais rien.
— Vous croyez que cela a un rapport avec le Memphis ?
— Peut-être pas. Mais c’est le seul indice que je possède pour le moment. Et j’ai appris que les Russes ne font jamais rien au hasard. Il y a une raison et une raison importante pour que l’Arkhangelsk ne soit pas l’Arkhangelsk.
— Mais alors, où est le vrai ?
— Il doit naviguer sous un autre nom. À moins qu’il ne soit au fond de la mer pour plus de sécurité. Bon, pouvez-vous me rendre un service ?
— Certainement.
— Je voudrais savoir le nom de l’entreprise qui a tenté de renflouer l’Arkhangelsk – il n’y a qu’à continuer à l’appeler comme ça – et les circonstances exactes de l’accident.
— Bon, je vais demander au colonel Kemal.
— Non.
Malko s’était levé et avait refermé le livre. Il s’approcha du consul.