— Il ne faut pas que les Turcs se doutent que je m’intéresse à ce bateau. Tenez, dites par exemple qu’un navire de la VIe flotte a des avaries et téléphonez à une boîte qui s’occupe de renflouer les bateaux. En les questionnant habilement, vous pouvez savoir le nom de ceux qui ont renfloué le russe.
— Bien, je vous appellerai demain. Voulez-vous rester pour dîner ?
— Non. Merci. J’ai du travail et un petit problème à résoudre.
Le problème, c’était que Malko avait rendez-vous à la même heure dans le hall du Hilton avec Leila et avec un ravissant mannequin sud-africain, Ann. Il avait rencontré Ann à la réception en quittant l’hôtel. Et les yeux d’Ann avaient fait leur effet.
Il demanda à Krisantem :
— Vous connaissez un bon restaurant avec des attractions, de la musique ?
Le Turc hésita.
— Il y a le Mogambo. Mais c’est très cher.
— Aucune importance. Va pour le Mogambo.
Les deux filles étaient au bar quand il entra. Leila moulée dans une jupe noire et un pull-over qui soulignait très précisément ses formes, en sorte que le service de l’hôtel s’en trouvait ralenti. De son tabouret, Ann la contemplait avec un mélange de dédain et d’envie. Son tailleur rose était beaucoup moins révélateur. Son instinct de femelle reprit le dessus. Tout en mettant des lunettes teintées pour faire sérieux, elle croisa négligemment les jambes. Très haut.
Si haut que le Turc qui se trouvait en face d’elle commanda royalement de nouvelles consommations pour toute sa famille.
A ce moment Malko entrait dans le bar. Leila ne lui laissa pas même le temps d’un choix. Elle se leva et vint onduler devant lui, à la manière d’une chatte heureuse de retrouver son maître. Par-dessus son épaule, Malko fit un sourire gracieux à Ann.
Elle le lui rendit, un peu pincé. L’Autrichien contourna Leila pour aller s’emparer de la main d’Ann et y déposa un baiser appuyé.
La tension électrique aurait pu sûrement faire briller le lustre. Leila, toutes griffes dehors, se préparait à bondir.
— Je te présente Ann Villers, la femme d’un de mes très bons amis, se hâta de dire Malko.
Désamorcée, Leila consentit à une légère inclination de tête, sans toutefois désarmer.
— Où allons-nous dîner, chéri ? roucoula-t-elle en prenant le bras de Malko.
— N’importe quel endroit sera merveilleux avec deux aussi jolies femmes, répliqua Malko, les yeux au plafond.
Il y eut encore quelques secondes difficiles à passer. Leila se demandait si elle allait planter ses griffes dans les yeux de Malko ou dans les cheveux de sa rivale. Son hésitation sauva la situation, Malko se pencha vers elle et murmura :
— Pardonne-moi. J’aurais aimé t’avoir pour moi seul, mais je ne peux pas faire autrement.
Pendant que Leila digérait le compliment, il glissa à Ann :
— De toute façon, elle nous quittera à onze heures pour son numéro.
Heureuses, les deux femmes quittèrent le bar aux bras de Malko. Par bonheur, la porte était large, aussi ils passèrent tous les trois de front. Dans la Buick, Malko laissa traîner ses mains un peu partout, au gré des cahots. Les deux parfums se mariaient très bien.
Malko était heureux. Il avait le sentiment d’être sur la bonne voie. Ce bateau maquillé cachait un mystère… Le tout était de le découvrir, avant que les autres ne s’aperçoivent qu’il devenait dangereux…
Lorsqu’ils arrivèrent le restaurant était plein, mais grâce à Krisantem ils eurent une très bonne table près de la piste. Et on les emmena tout de suite choisir dans une énorme glacière les poissons qu’ils voulaient manger.
Discrètement, Krisantem disparut, promettant qu’il serait dans la Buick une heure plus tard. Malko le suivit des yeux, pensif. Malheureusement, il ne put que le suivre des yeux… Sinon, il aurait vu le Turc entrer dans un petit café à deux pas de là et demander à téléphoner. Son interlocuteur décrocha tout de suite.
— Il veut retourner au bateau demain, dit très vite Krisantem.
Il y eut quelques secondes de silence à l’autre bout du fil. Puis la voix que Krisantem connaissait bien fit :
— Bien, nous allons prendre nos dispositions.
— Eh ! cria presque Krisantem. Pas ce soir. Il se douterait…
L’autre avait raccroché.
Pas tranquille du tout, Krisantem alla s’attabler mélancoliquement au fond du café, devant des poulpes au raisin et du yoghourt.
Il avait mauvaise conscience. Cet homme aux yeux d’or qui faisait si bien la cour aux femmes lui était sympathique.
Au Mogambo, Malko nageait dans le bonheur. Leila tenait sa main droite, comme un tigre tient un os avant de le broyer et il avait sournoisement enroulé sa jambe autour de celle d’Ann qui baissait pudiquement les yeux, mais s’était tordue sur sa chaise pour faciliter la coupable manœuvre de Malko.
Le restaurant était surtout fréquenté par des Turcs. Les tables de bois ornées de nappes en papier étaient très simples, mais en revanche les murs croulaient sous de hideux chromos représentant le Bosphore sous tous les angles, de jour et de nuit. La nourriture était bonne. Le poisson du moins.
On avait servi à Malko, en guise de hors-d’œuvre une crème blanchâtre dénommée tarama, qui sentait le caviar pourri. Leila avala les trois portions.
Au dessert, il leur fallut subir les attractions. Jusque-là, l’orchestre dissimulé derrière une tenture avait joué en sourdine des airs qui étaient tous des variantes des Enfants du Pirée. Il se déchaîna pour accompagner une danseuse « orientale » dont les bourrelets firent ricaner Leila. Mais au moment où elle faisait trembler sa graisse devant leur table, Ann se pencha gentiment vers Leila et susurra :
— Il faudra que je vienne vous voir aussi.
Leila se contenta de murmurer en turc que si Ann se foutait à poil, elle viderait la salle en cinq minutes.
Ce qui, manifestement, était faux étant donné l’intérêt que portait la main gauche de Malko à la jambe de la jeune Sud-Africaine.
La danseuse s’esquiva et laissa la place à des danseurs d’Anatolie coiffés de curieux bonnets de laine multicolores. Ils se croisaient avec une précision stupéfiante et dansaient au rythme d’une musique aigrelette. Finalement, ils s’empoignèrent et se mirent à tourner comme des derviches.
Absorbé par le spectacle, Malko n’avait pas vu entrer un gros homme au crâne chauve comme une boule de billard, vêtu d’un costume bleu et d’une cravate jaune. Il s’accouda au bar et resta là entre les serveurs qui le bousculaient.
Les danseurs s’arrêtèrent. Alors, d’un pas tranquille, il se dirigea vers la table de Malko ; celui-ci, lorsqu’il le vit, n’était plus qu’à deux ou trois mètres de lui. Brusquement, en approchant de la table, le gros se mit à tituber et vint s’effondrer sur les genoux d’Ann. Avec un affreux ricanement il l’enlaça d’une main et, de l’autre, se mit à lui pétrir la poitrine d’une énorme patte velue aux ongles en deuil.
Ann hurla, d’une voix perçante qui couvrit les Enfants du Pirée. Elle tenta de se lever, mais le poids de l’homme l’immobilisait. De toutes ses forces, elle enfonça ses ongles dans sa joue.
La brute grogna et enfouit son visage dans le cou de la jeune fille.
De toutes ses forces, Malko poussa l’intrus. Il l’ébranla à peine. Alors il saisit la main qui s’accrochait à la chaise et attrapa un doigt. Vicieusement, il le ramena en arrière…
Le gros poussa un hurlement et sauta sur ses pieds. De sa main gauche, il balaya la table, couvrant Ann de débris d’assiettes. De la droite, il saisit Malko à la gorge et serra. L’Autrichien eut l’impression d’être pris dans un laminoir. Son regard croisa celui de l’autre et il réalisa qu’il n’avait pas affaire à un ivrogne.