Des grésillements se firent entendre dans le micro. Puis une explosion, sourde comme un coup de tonnerre lointain, fit vibrer le micro.
Rydell blêmit.
— Harvey, hurla-t-il.
Son pouce appuyait frénétiquement sur un bouton rouge placé devant lui, sur le pupitre. Un klaxon se mit à sonner sur toute la surface du Skylark.
Livide, Watson répétait :
— Ce n’est pas possible, ce n’est pas possible. Soudain des mots sortirent du micro, des mots mutilés et hachés, perdus dans des crissements et des grondements.
— Impossible… surface… touchés… explosion avant droit… dépassons… profondeur expérimentale.
Il y eut quelques secondes de silence. Puis les trois hommes entendirent distinctement un bruit sourd comparable à celui d’une cloison qui s’effondre…
Il y eut encore quelques bribes de mots, indistinctes. Là-bas, sous la Méditerranée, le Memphis essayait de dicter son testament.
Rydell était livide. Il connaissait bien ce bruit. Il l’avait souvent entendu durant la guerre. Cela voulait dire que le sous-marin s’écrasait, brisé par la pression de l’eau. En ce temps-là, ce bruit le remplissait de joie, car c’étaient des ennemis.
Mais cette fois cela signifiait que des dizaines de ses amis étaient en train de mourir, tout près de lui, et cela en pleine paix, en 1969.
— Envoyez tous les hélicoptères disponibles là-bas, ordonna l’amiral.
Déjà le Skylark fonçait de toute la vitesse de ses machines. Courbé sur le micro, Rydell continuait d’appeler inlassablement. Debout derrière lui, Watson, les yeux pleins de larmes, fixait le micro sans le voir. Il aurait dû être là-dessous lui aussi.
Les rampes de lancement des grenades sous-marines étaient en place.
Une escadrille de F. 86 chasseurs de sous-marins armés de missiles air-mer passa au-dessus du Skylark. Déjà plusieurs hélicoptères tournaient en rond au-dessus du point supposé occupé par le Memphis.
— Mais qu’est-ce qui s’est passé ? gronda Watson. C’est invraisemblable. Un sous-marin russe dans la mer de Marmara !
— Si c’est un Russe, on va le piquer, gronda Rydell, même si on doit y rester trois mois !
Une série d’explosions sourdes fit sursauter les deux hommes. L’amiral faisait larguer une série de grenades d’exercices, signal convenu de remontée immédiate pour le Memphis.
Rydell haussa les épaules, tristement.
— Il ne remontera plus jamais.
Soudain une fusée rouge éclata dans le ciel, lâchée d’un hélicoptère.
Les deux officiers se précipitèrent sur leurs jumelles. Quelques instants plus tard, ils les abaissaient et se regardaient en silence : à deux miles, à l’ouest du Skylark une énorme tache d’huile remontait lentement à la surface de la mer. C’était le signe du désastre. Éventré, le Memphis perdait son sang.
Accroché des deux mains au bastingage, Watson pleurait en silence. Il ne reverrait plus jamais ses amis, Harvey, si gai et si courageux, Smiths le taciturne, et les autres.
Une immense rage le prit.
— Qu’est-ce qu’on va faire ? rugit-il. Il y a bien un sous-marin qui a lancé cette torpille.
Rydell haussa les épaules.
— Tous les sonars de la flotte sont sur les dents. Ils entendraient un poisson éternuer. Mais, s’il y a un sous-marin inconnu dans le coin, il attend, immobile, entre deux eaux, que nous ayons fichu le camp pour déguerpir. C’est à celui qui sera le plus patient…
— Il a combien de chances d’échapper ?
— Dans une mer étroite comme ici, pas une sur dix. Dès qu’il bouge, il est repéré. Et alors, gare au festival. Cooper a donné l’ordre qu’on en fasse des confettis.
Pendant plusieurs heures, il ne se passa plus rien. Le Skylark avait stoppé près de la tache d’huile et des hommes-grenouilles plongeaient sans arrêt pour tenter d’apercevoir un débris quelconque.
Mais rien ne remontait que de l’huile grasse et noire qui se dissolvait au fil des vagues. Au loin, la côte turque commençait à s’estomper dans une brume bleuâtre. Au nord les premières lumières d’Istanbul formaient un halo plus clair.
Sur tous les navires de la VIe flotte, les drapeaux étaient déjà en berne. A bord de l’Enterprise, l’amiral Cooper, enfermé dans sa cabine, examinait page par page, le dossier secret des sous-marins russes. Tous ceux dont on connaissait l’existence étaient aux antipodes de la mer de Marmara.
Évidemment, il y avait une chance infime pour que le Memphis ait été victime d’un sabotage ou d’une explosion accidentelle. Il fallait attendre. Si un submersible ennemi se trouvait dans le coin, il finirait par bouger…
Il feuilleta rapidement une liasse de papiers. Les câbles de Washington commençaient à pleuvoir. La différence d’heure faisait que les gens de la C.I.A. et de la Navy Intelligence venaient seulement à cette minute d’apprendre la nouvelle. Officiellement, le Memphis n’était encore que porté en retard sur l’heure prévue de sa fin de manœuvre.
L’amiral sonna. Un marin entra.
— Faites prévenir tous les commandants d’unités, or-donna-t-il. Conférence ici dans deux heures. Qu’on les fasse prendre par hélicoptère.
Et Cooper se lança dans la rédaction d’un long câble à destination de l’état-major de la Navy.
C’est à trois heures du matin que la chose arriva. Tous les bâtiments avaient stoppé dans le noir et attendaient. Lors de la conférence, l’amiral n’avait pas mâché ses mots.
— Je veux que la veille ne se relâche pas une seconde. S’il y a vraiment un sous-marin russe dans le coin, nous devons le trouver et le détruire. C’est une question vitale pour notre pays.
L’officier sonar du destroyer Vagrant avait pris lui-même la veille sur son navire : son frère était officier-mécanicien sur le Memphis. Il en était à sa sixième tasse de café lorsqu’une tache verte apparut sur son écran cathodique. Fasciné, l’officier le regarda palpiter sur l’écran. À tâtons, il saisit son micro relié par radio à tous les autres postes d’écoute de la flotte et annonça à voix basse :
— Objet non identifié en plongée cap nord-nord-ouest. Presque à la même seconde, tous les autres guetteurs confirmèrent : selon toute apparence, un sous-marin inconnu glissait lentement sous les navires de la VIe flotte en direction du Bosphore.
L’amiral dormait tout habillé lorsqu’on le réveilla pour lui annoncer la nouvelle.
— Qu’aucun bâtiment ne bouge, ordonna-t-il. Suivez-le à la trace.
Cinq minutes plus tard, il était au poste de veille de l’Enterprise. Fiévreusement, des officiers reportaient sur une carte le parcours indiqué par les appareils d’écoute.
— Donnez l’ordre aux avions de décoller, ordonna Cooper. Qu’ils tournent au-dessus de nous en attendant les instructions.
Il prit l’ascenseur qui menait à la dunette supérieure. L’énorme bâtiment grouillait d’activité. Le premier des avions torpilleurs était déjà en bout de pont, réacteurs sifflants.
La nuit était claire. Presque pas de nuages. On distinguait vaguement les silhouettes de deux destroyers. Au nord, les lumières d’Istanbul éclairaient le ciel. De l’autre côté, c’était la mer Noire et la Russie…
Cooper eut un serrement de cœur en pensant au Memphis. « Invulnérable » avaient dit les experts, lors du lancement. Et pourtant. Mais pourquoi avait-il été attaqué ?
Un officier surgit, salua et tendit un papier. Cooper lut. C’était le rapport d’écoute.